En tout cas, c’est d’avant qu’on voit le mieux le cirque du présent.

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hors champ

Pourquoi les doux sont-ils acides?

18 Jan 2023 | Culture, histoire, philosophie

Connaissez-vous «Ferdinand le taureau», héros d’un livre pour enfants (puis d’un film) avant Guerre? On l’avait choisi pour une «corrida» un jour qu’on l’avait vu courir déchaîné dans un pré. On n’avait pas saisi qu’une abeille l’avait rendu furieux, mais qu’en temps normal, il faisait les yeux doux aux fleurs: dans l’arène, il fut – c’est le mot – désarmant. En ce sens, Saint Ferdinand plus que Saint François est le patron des journalistes…

Comme Ferdinand, un journaliste est un pacifiste contrarié: chaque fois qu’il renifle les roses, il se fait piquer le museau… et finit par préférer le foin. Dans les lettres, le foin sec, c’est le vieux livre… mais on va voir que, même témoin d’un monde passé, il peut encore faire du foin… et pas qu’avec la flamme des livres saints. Le livre ancien – parfois mieux que la science-fiction – permet de voir notre monde du dehors: comme une bulle. Au saut du lit pour vous, j’ai donc pris au hasard une dizaine de livres à portée de main… témoins d’époques qui nous ont fait(e)s mais que le clanisme moderne se plaît à censurer.

Ami des Nègres ou faux frère
des Noirs

Samuel White Baker n’a pas un style subtil, à en juger par «L’enfant du naufrage» (traduit en France en 1870): malgré la tempête et les pirates, le «happy end» est prévisible pour des héros programmés. Mais ce qui frappe surtout, c’est l’absence totale de racisme chez cet aventurier britannique, même si le mot «Nègre» lui vaudrait d’être mis à bas par la Licra. Au fil des pages, on comprend aussi que la «sauvagerie» de certaines peuplades tropicales a sa logique: on massacre le roi noir ou son hôte blanc quand on a cru à leur magie, mais qu’ils n’ont pas fait tomber la pluie. Exécution pour haute trahison, en somme, et manière de tenter sa chance avec un nouveau roi. Mais c’est surtout la biographie de la (seconde) conjointe de Baker – Florica Sas – qui sort de l’ordinaire: polyglotte, vendue à dix-huit ans au marché aux esclaves dans les Balkans, elle s’est fait enlever par Baker et l’a suivi à travers le monde dans ses équipées… antiracistes. Mais mariée sur le tard à son concubin, elle s’est fait mal voir de la Reine Victoria, sinon de l’Impératrice Eugénie. Dommage que Florica ne soit jamais passée par Genève: elle y eût mérité une rue.

Genève manque de rues «Blanches»

Wrangel, par contre, a étudié dans notre ville qui n’a qu’une Rue Blanche: à quand une Rue Wrangel? J’ai mis du temps à saisir que le Nicolas Wrangel dont je lisais les mémoires n’était pas celui à la tête de l’Armée Blanche dans la guerre contre les Rouges pendant la Révolution Russe, mais son père. Leur biographie se recoupe largement par les positions sociales sinon par les dates. Ce fut là ma première surprise: j’imaginais les Wrangel, Koltchak, Dénikine, von Ungern… comme des vieux réacs odieux… or ils semblent bien avoir été ce qu’on nommerait de nos jours des chrétiens-sociaux… sauf le dernier, sensible au bouddhisme et d’autant plus antisémite. Le livre de Wrangel a sans doute ses taches aveugles… mais dans l’ensemble, c’est une analyse glaçante des blocages de l’Ancien Régime… dont les révoltés aussi étaient empreints à leur manière. Une page du récit est très actuelle: celle qui décrit la russification forcée des minorités pour sauver l’immobilisme du tsarisme. Un passage est même comique: dans une province, tous les cochers étant polonais, on avait choisi – pour conduire un général en toute sécurité – un Russe… cuisinier: la carriole s’est bien sûr renversée et le général a frôlé la mort. Signe des temps, un film – «L’Amiral» – a été fait en Russie sur Koltchak (en 2008): au séminaire – qui se tient ces jours à la Salle Pitoëff – sur les films à «impact», quelle épithète donne-t-on à ce genre de films… à gros budget… lourds de sens… qui touchent le cœur… mais qui ne jurent pas de «changer le monde»?

Les Eaux-Vives sans faire la
comédie

Avec Frank Thomas – c’est le nom de la rue entre La Comédie et le centre culturel Catalyse qui m’a fait «tilt» – on a la même surprise qu’avec Wrangel. Tout me portait à croire que ce pasteur du XIXe siècle était une vieille barbe; mais certaines pages auraient pu être écrites par des féministes ou des «décroissants» des temps modernes. On va profiter de cet auteur entre deux eaux pour faire une pause et mettre ici en vrac les œuvres qu’on peine encore à classer… faute de les avoir encore lues à fond. Hélène Favre – lassée des polémiques sur son «poutinisme» s’est mise à la poésie avec «Sillons»: ce n’est donc pas un «livre ancien»… mais la poésie est hors du temps, dit-on… et les dessins aussi (le livre en est plein grâce aux amis d’Hélène). S. V. Kirupaharan, à l’inverse, ne décroche jamais – malgré son passé savant – de son combat pour les Tamouls du Sri Lanka… mais il a épousé une artiste qui a fait une belle couverture au pavé (d’un demi-millier de pages en caractères serrés) que l’auteur m’a offert au Palais des Nations et qui «couvre» le conflit de bout en bout. «Révolution engendre chaos» est aussi un cadeau, d’un (jeune) homme de lettres improvisé rencontré dans… le Ceva: plus livre en devenir que livre ancien, on pourrait le placer entre les Maximes et l’Oulipo. Anecdote sur l’ancien et le nouveau: la maison d’édition Penguin qui fait parler Harry ces jours fut créée avant Guerre par (entre autres) un futur ministre de la Défense indien! Faute de place, sautons «Un homme chez les microbes» de Maurice Renard, fiction plus sociale que médicale, et «Quarante-Huit» de Jean Cassou, hommage aux «quarante-huitards» aussi dénigrés jadis que les «soixante-huitards» de nos jours. Pour boucler la boucle sur notre époque qui ne sait à quel avenir se vouer, on peut encore citer cet opuscule trouvé je ne sais où… rescapé de «l’Assemblée des délégués 1983 de la Société suisse des sciences humaines»… et qui contient (entre autres) un article en allemand sur «ambiance de fin de règne et crise d’orientation»: si ressortir des tiroirs ce genre d’écrits pouvait faire peur aux chercheurs quand ils prennent la plume juste pour dire qu’ils n’ont pas «rien dit»… ce serait déjà utile.

Expurgé… de toute saveur

Un cas ambigu est celui des frères Jean et Jérôme Tharaud: on les traite en général d’antisémites… ce qui n’est pas faux… mais assez peu vrai… et c’est à cette occasion que j’ai vu combien Wikipédia était décidée à prendre parti voire à se «noircir» (thème d’un atelier de «wikistes engagés»)… surtout en comparant avec une autre notice d’un Francis Bergeron dans L’Internaute: Wikipédia donne toutes les raisons de ne pas lire Tharaud, et pourtant, leurs livres prouvent que les racistes d’hier le sont moins que les antiracistes présents… sinon vivants (comme l’est la notice de L’Internaute).
Ce qui permet de conclure par un extrait du Comte de Ségur sur «L’esprit de parti»… qui est «l’esprit de ceux qui en ont peu. Rien n’est plus difficile à guérir; c’est un mal qui plaît au malade (…). L’homme de parti ne sent pas le besoin de méditer pour choisir; il voit tous les objets de profil et (d’un seul côté). Lorsqu’il dit: «un tel pense bien», il entend que c’est un homme de son parti; «il pense mal», veut dire (…) qu’il n’est pas de sa faction. L’envahissement de tous les emplois est, selon lui, une nécessité car (il cherche toujours) à confondre le parti avec le gouvernement». Ledit Comte a certes été un peu girouette, mais là, il n’avait pas perdu le nord: à voir comment ces jours à Genève les apôtres de «l’ouverture» à «l’Autre» font «Débat», on se dit même que Ségur était un homme à principes, plus que nous.

 

Boris Engelson