Là-haut, c’est du cinéma.

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hors champ

Pour un «e» ou pour un rien

13 Nov 2024 | Culture, histoire, philosophie

Le titre de cet article est, certes, un clin d’œil à une pièce de théâtre moderne: «Pour un oui ou pour un non» de Nathalie Sarraute. Et la suite honore l’avis d’un auteur plus ancien, Stendhal: «La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée». Mais la morale de ce texte rime plutôt avec celle de Yasmina Reza: l’esprit de l’«Art» – et de ses malentendus – marquait même la série «Iris» de Doria Tillier qu’on a vue ces jours à un festival de films à Genève (giff.ch, issu de notre Radio télé romande). Mais si trois clins d’œil il y a ici, c’est surtout qu’ils en disent plus que l’assourdissant bruit de fond de l’officialité humanitaire, culturelle et médiatique. Pis: le «e» du titre à lui seul résume l’esprit du siècle, on va le voir.

Premier acte: le Centenaire de l’Ecole internationale sous forme d’une série d’«événements» (ecolint.ch/fr/centenaire). Le 6 novembre se tint le vernissage d’une exposition de tableaux d’artistes «issus de minorités»: peu de monde, mais l’«entre-soi» est aussi la raison d’être de la «qualité» artistique. Soirée qui fut aussi prétexte à des discours protocolaires d’où émergea tout de même un exposé du «Rapporteur spécial des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités». Deuxième et troisième actes: un colloque à la Société des arts et à la Haute école d’art sur… la critique d’art et ses «partenariats»; et la veille à la Salle Pitoëff, exposé de l’ex-patron de ladite école sur le futur centre culturel du Plaza (aux frais de la Fondation Wilsdorf). Quatrième acte, au Festival de films sus-nommé: les séries «Bellas Artes» et «Die Zweiflers», qui montrent une Télé romande suicidaire. Ces quatre actes ne sont pas livrés ici dans l’ordre; de toute façon, c’est aux entractes qu’on va trouver le vrai sujet… avec leurs «heu!», leurs «hem!» ou leur «e» pas si muet que ça.

L’art de jouer sur les deux
tableaux

L’expo au Centre des Arts de l’Ecolint (annuelle sur concours; à voir d’ici le 18 décembre) se veut au service des bonnes… vraies… grandes… causes: d’où la présence le 6 novembre d’un «Rapporteur spécial» et d’une «Haut(e)-Commissaire adjointe des Nations Unies aux droits de l’homme». On allait s’extasier devant tant de bien aux murs et sur la scène; hélas! peu après au Festival de films, «Bellas Artes» tournait en dérision les drapeaux qui ornaient le bureau d’un directeur de musée: «Nous ne sommes pas une délégation des Nations Unies». Lequel des deux bords voit juste, peu importe: ce serait un bon sujet de débat, à l’Ecolint, au Grütli, à l’Ecole d’art ou à l’Unesco. Mais ce n’est pas le genre de débat qu’on y aime. Et si on a dit plus haut que la Télé romande était suicidaire, c’est qu’elle montre à son Festival un film qu’elle n’eût sans doute pas pu produire elle-même: «Bellas Artes» a de quoi se mettre à dos tout le gratin de la Rue des Bains.

La photo de famille est-elle
de l’art?

La série «Die Zweiflers» (au même Festival) ne parle d’art que par la bande, mais là aussi on en trouve assez pour faire tousser tous les Hauts-Commissariats du monde pendant l’entracte. Ladite série brise déjà les tabous sur les Juifs d’Après-Guerre, à travers les fresques décapantes du benjamin de la famille (jeune peintre «engagé»… au risque de défaire les mythes de ses parents à l’abri du «plus jamais ça»). Le «Rapporteur Spécial» évoqué plus haut, lui, n’est pas dupe: si son discours à l’Ecolint était «dans la ligne», ses «hem!» disent sans fard que la victime peut devenir chauvine. Et à scruter la liste des lauréats de l’expo des «minorités», on finit par se demander si une femme venue de Guinée espagnole est plus «minorisée» qu’un artiste catalan pur sang comme Antoni Gaudi. Même question pour des peintres migrés d’Asie à New York, où ils font carrière dans les plus belles galeries. Surprise toutefois dans ce catalogue assez convenu: un artiste Rom gay du Brésil (il y a près d’un million de Roms là-bas). Mais ce qui en dit plus long que tout le reste, c’est le bref «e», on va le voir.

Un seul jour par an est «de la langue maternelle»

Toujours au Centre des Arts – mais c’est pareil partout -, une cadre de la Ville de Genève, a appelé au podium la «Haute-Commissaire adjointe aux droits de l’homme», imitée peu après par la modératrice de la maison, tandis que le professeur Levrat tenait bon avec une «Haut-Commissaire adjointe». Dans le doute, le soussigné est allé voir en ligne la nomenclature officielle des Nations Unies. Or elle est incohérente: aux Droits de l’homme, on dit madame la «Haute-Commissaire»; aux Réfugiés, madame la «Haut-Commissaire» (avec ou sans «-» selon les cas). Vétille… broutille… dira-t-on; ce ne serait pas l’avis de Nathalie Sarraute citée plus haut, ni de «Paris-Match» avec son slogan «le poids des mots, le choc des photos». Qu’on dise «auteure» ou «autrice», les deux sont de bon aloi; de même, le «adjointe» s’impose pour celle au Haut-Commissariat. Mais qui est «haut» ou «haute»: le ou la Commissaire, ou le Commissariat? Ici, «haut» est adverbe plus qu’adjectif, et ce petit «e» découvre soudain tout une série de questions, comme quand on tire un meuble et voit soudain les trous dans le mur.

Hautes tours mais bases
profondes?

Nul doute que les Hauts-Commissariats soient pétris de bonnes intentions, aient des gens intègres et qualifiés à leur tête, et fassent de leur mieux même si la Libye, le Congo, le Yémen, les Tamouls ou les Papous ne le voient guère. Mais en quoi sont-ils «hauts», surtout si on ôte le trait d’union (question qui vaut tout autant pour nos «Hautes Ecoles»)? Les Beaux-Arts de la série de bas étage volent bien plus haut que la plupart des «artistes» et que les profs qui les ont «élevés». Du moins, ça aussi vaudrait un débat que ces Ecoles et Commissariats ne tiendront pas, même à la Semaine (…) sur la liberté d’expression. Et si l’amour de l’art qu’affichent toutes nos «élites» avait une cause assez louche? En art visuel, désormais, il n’y a plus de haut ni de bas: un catalogue du Musée Rath a dû aller au pilon quand le curateur s’est rendu compte qu’une œuvre était accrochée à l’envers. Alors, dans un monde qui ne tient plus que par le protocole, la moindre faute de forme – fût-ce un «e» – peut tout foutre par terre.

 

Boris Engelson