Au fil des générations, les élèves commettent de plus en plus d’erreurs.

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SUR LE BOUT DE LA LANGUE

Orthographe: pourquoi le niveau baisse

19 Avr 2023 | Culture, histoire, philosophie

«Salle de bains» sans «s» final: des publications n’hésitent pas à placer cette lourde marque d’inculture en couverture. Ailleurs, d’autres estiment que tel ou tel scandale «fait jazzer» (sic). L’occasion pour le chroniqueur de «L’Express» à Paris (avec lequel Le Journal de l’Immobilier collabore), Michel Feltin-Palas, de mettre les points sur les «i».

Au fil des générations, les élèves écrivant la même dictée commettent de plus en plus d’erreurs, constate une étude du ministère de l’Education nationale française. Et ce n’est pas un hasard. Ce sont des statistiques spectaculaires et, pour tout dire, un brin désespérantes. Depuis 1987, des élèves de CM2 (4e année primaire suisse, ndlr) de quatre générations différentes ont eu à écrire la même dictée et, à chaque expérience, le nombre moyen de fautes est allé croissant. 10,7 erreurs en 1987; 14,7 en 2007; 18 en 2015 et 19,4 en 2021, selon l’étude que vient de publier ledit Ministère. Un quasi-doublement, donc, alors même que le texte en question est relativement court – 67 mots – et ne présente aucun piège particulier. Le voici:
«Le soir tombait. Papa et maman, inquiets, se demandaient pourquoi leurs quatre garçons n’étaient pas rentrés.
– Les gamins se sont certainement perdus, dit maman. S’ils n’ont pas encore retrouvé leur chemin, nous les verrons arriver très fatigués à la maison.
– Pourquoi ne pas téléphoner à Martine? Elle les a peut-être vus!
Aussitôt dit, aussitôt fait! Mais à ce moment, le chien se mit à aboyer».
Dans le détail, l’écriture de certains mots semble à peu près maîtrisée. «Soir», «maison», «chien», «nous», «les», «ne», «pas», sont orthographiés correctement par 90% des enfants. En revanche, les adverbes «aussitôt», «cependant» et «peut-être» posent des problèmes à la moitié d’entre eux. Mais c’est surtout la grammaire qui sème le trouble. A peine 43% des écoliers écrivent le verbe correctement dans la phrase: «Papa et maman se demandaient». Le pourcentage chute à 37% pour «Nous les verrons» et à 36% pour «Les gamins se sont certainement perdus». Trois élèves sur quatre ne parviennent pas à accorder «inquiets» avec «papa et maman».

Le compte est-il bon?

Reste à expliquer cette tendance et, pour cela, il faut commencer par s’intéresser à… l’arithmétique.
• Le nombre d’heures consacré en France à l’apprentissage de l’orthographe a considérablement chuté. Non seulement les horaires des élèves ont été réduits – la semaine scolaire est passée de trente à vingt-quatre heures – mais de nouvelles matières y ont été introduites: informatique, langues étrangères, enseignement moral et civique, etc. En conséquence, les petits écoliers d’aujourd’hui passent moins de temps à étudier l’orthographe que leurs parents et que leurs grands-parents. Le niveau s’en ressent mécaniquement.
• Les jeunes lisent moins. Si 92% se déclaraient «lecteurs» en 2019, ils n’étaient plus que 80% en 2021, selon un sondage Ipsos pour le Centre national du livre, sachant qu’ils consultent avant tout des ouvrages d’ordre «utilitaire» (cuisine, décoration, voyage, etc.). Il faut y voir en partie les conséquences du phénomène Internet. Celui-ci n’existait pas en 1987 et les jeunes d’alors se tournaient plus fréquemment vers les livres, ne serait-ce que pour éviter l’ennui. Rien de tel pour les 7 à 25 ans d’aujourd’hui, qui passent en moyenne… 3 h 50 par jour sur un téléphone ou un ordinateur.
• Des techniques d’enseignement moins performantes. Par cœur, dictée, méthode syllabique: certains procédés des profs à l’ancienne ont été délaissés. A tort, selon les spécialistes. «Ces méthodes n’étaient pas toujours efficaces, mais elles n’ont pas été remplacées par des propositions alternatives», soulignait Danièle Manesse, coauteur d’«Orthographe: à qui la faute?» (Editions ESF). De fait, les enseignants actuels sont moins bien formés à la transmission de l’orthographe que leurs devanciers.
• Un écart grandissant entre l’oral et l’écrit. Toute langue vivante évolue et, pendant longtemps, le français écrit a tenu compte des modifications du français oral. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1835, l’Académie française a accepté de remplacer «connoisseur» par «connaisseur» et «françoise» par «française», comme le rappellent Maria Candea et Laélia Véron dans «Le français est à nous» (Editions La Découverte). Mais, depuis deux siècles, la machine s’est quasiment bloquée. De ce fait, le nombre de mots qui ne s’écrivent pas comme ils se prononcent est de plus en plus important, ce qui rend plus difficile leur notation à l’écrit.

Fausses pistes

Voilà pour les raisons principales. A l’inverse, trois fausses pistes sont à écarter:
• La massification de l’enseignement. Certes, la durée de la scolarité s’est allongée et cette évolution explique en partie la mauvaise orthographe des étudiants de 2022, comparée à celle des «élites» de jadis. En revanche, elle ne vaut pas pour les statistiques dont il s’agit ici, qui concernent la masse des élèves de CM2, qu’il s’agisse de ceux d’hier ou de ceux d’aujourd’hui.
– Le langage SMS. Evidemment, lire «Bjr, S kon s’voi 2m1?» (bonjour, est-ce qu’on se voit demain?) peut paraître troublant, mais, selon les chercheurs, cela ne joue pas un rôle significatif dans la baisse générale du niveau. «Les travaux sur la langue des réseaux sociaux montrent que les élèves font parfaitement la part des choses […] entre les messages qu’ils envoient à leurs amis et les devoirs qu’ils rendent à des professeurs», souligne le linguiste québécois Benoît Mélançon dans «Le niveau baisse!» (Editions Delbusso).
– Un phénomène nouveau. Pas du tout. C’est seulement dans la première partie du XXe siècle que la maîtrise de l’écrit a fortement progressé, grâce à l’instauration d’un enseignement massif et au nombre d’heures colossal consacré à cette matière. «Le meilleur niveau a sans doute été atteint dans les années 1940», précisait Danièle Manesse. Après un palier, le mouvement de baisse a commencé à partir des années 1960, pour les raisons signalées ci-dessus.
Si l’on ne doit donc pas enjoliver le passé, il devient tout de même urgent de trouver des remèdes. Faut-il simplifier drastiquement notre orthographe en s’inspirant de nos cousins italiens et espagnols, qui ont opté pour une graphie proche de la phonétique? Autoriser les élèves à utiliser les ordinateurs et leurs correcteurs orthographiques, comme ils le feront tout au long de leur vie, comme le préconise l’historien de l’orthographe Bernard Fripiat? Consacrer davantage de temps aux dictées – ce qui, à horaire égal, suppose de préciser ce que l’on enseignera moins. Ou encore augmenter la durée scolaire globale, en réduisant les vacances et/ou en rétablissant l’école le samedi matin, quitte à mécontenter parents et personnel éducatif?
Reconnaissons-le: il est des jours où l’on n’a pas franchement envie d’être à la place du ministre français de l’Education nationale…

MICHEL FELTIN-PALAS

 

Cette chronique de Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef de «L’Express» à Paris, est reproduite avec l’autorisation de l’auteur et du magazine. ©Michel Feltin-Palas/ lexpress.fr/avril 2023