hors champ
L’incompétence est-elle «durable»?
Thème de saison, la «responsabilité sociale des entreprises» et son «développement durable» sont un peu trop «dans le champ» pour une rubrique «Hors Champ». Mais si la rhétorique verte a lassé son propre électorat, elle revient en force au Palais des Nations et au Palais Eynard au nom des «droits». Un journaliste doit donc guetter l’intox, tant sur le tapis rouge du perron que dans le clair-obscur de la porte dérobée. Mais au monde des «droits», il y a un roi: le droit à l’incompétence, on va le voir…
Fin novembre, la «Serpentine» – le hall du Palais des Nations où la société civile s’installe entre deux séances de «travail» – grouille de monde: normal, c’est la saison du forum «Business and Human Rights». A y voir de près, la plupart des thèmes sont déjà couverts par l’Organisation internationale du travail ou d’autres agences onusiennes pour le climat, pour la santé ou pour l’enfance. Mais ce n’est pas assez pour donner à ces milliers de délégués un moyen de gagner leur vie dans la pose de David contre Goliath.
Ayant pas mal écrit sur le sujet dans le passé, le soussigné s’en est tenu cette fois à deux séances… de films sur les forfaits du grand capital. Mais c’était assez pour rappeler les ambiguïtés de ces accusations contre les «multinationales».
La riche veine du grief
Première ambiguïté: le discours général dénonce les crimes des entreprises «qui n’ont d’autre loi que le profit maximal aux dépens des vies humaines». Bien sûr, tout le lexique y passe: crimes de sang, crimes sociaux, crimes de genre, crimes d’argent, crimes de climat… le terme de «génocide» étant dégainé même pour un accident ayant fait une douzaine de morts; mais quand on demande des détails, le coupables sont rarement les grandes compagnies cotées en Bourse, mais souvent d’obscures officines, parfois étatiques de pays du Sud. D’ailleurs, pas besoin d’aller bien loin pour innocenter Holcim, Nestlé, Suez, voire Glencore et Chevron: un simple coup d’œil à Wikipédia montre que la plupart des «affaires» sont de la pure invention.
Non pas que ces grosses boîtes soient gérées par des saints, mais les pirates œuvrent plutôt avec de petites frégates que de lourds galions. Seul un Rastapopoulos sans attaches peut flouer le monde et filer à l’anglaise. C’est pourquoi l’accusation du «land grabbing» – bref, l’Afrique affamée par le capital étranger (antienne il y a dix ans) – n’a pas bien tenu la route. Mais quand la «société civile» n’arrive pas à ses fins, elle n’admet jamais qu’elle a menti: elle invoque la «corporate capture», cette «mainmise» du grand capital (sur la démocratie et même les Nations Unies) qui prive de leurs droits «les 99%» d’humains (voir p. ex. escr-net.org).
Le «social» est-il hors sol?
Deuxième et troisième ambiguïtés: on confond souvent l’homicide délibéré avec la sottise ordinaire ou les abus des pouvoirs publics. Dans le cas des barrages qui ont cédé au Brésil, la compagnie Vale – qui n’est plus étatique mais en garde certains traits – a fait preuve d’incompétence en série plus que de rapacité sanguinaire. Et si elle l’a payé cher, c’était prévisible comme tout tort issu de cette «incompétence systémique» décrite dans un «Eloge de l’incompétence» (livre de Michel Claessens).
Dur à contrer: si on devait criminaliser l’ineptie, on retrouverait côte-à-côte en prison aussi bien les grosses huiles de la politique ou de l’industrie que les cadres sup’ des Nations Unies et les militants de Business & Human Rights… et même le comité de Reporters sans frontières (au moins, le climat y gagnerait: en taule, on émet moins de carbone qu’en auto). Quant aux dommages à la nature causés à Sumatra (sujet d’un des films), il résulte souvent de l’abattage illégal des arbres dans un pays qui a même abattu – disent des textes en ligne – un demi-million de Papous en Irian (allez savoir pourquoi, les «amis du peuple» aiment mieux parler de dix mille morts à Gaza).
La troisième ambiguïté (et on pourrait en trouver bien d’autres), c’est que les «peuples» – qui viennent souvent en costume témoigner contre les «industries extractives» ou «alimentaires» – dénoncent des atteintes aux «droits», pas tant «de l’homme» que «de notre terre mère». Pour eux, tout contrat entre un Etat et une société minière est illégal: à ce compte, même un touriste qui va au Sheraton de Cusco est criminel. Un prof de Genève a été assez franc pour le dire jadis à un débat du festival «Filmar», mais on ne l’a plus entendu là depuis.
On n’a pas entendu non plus parler – à une soirée «Perspective latino» sur le sujet à la Maison de la paix – de la chute du dieu Rafael Correa, de la victoire du diable Javier Milei ou du soutien à Bolsonaro en Amazonie: le débat ne porta que sur la technique juridique.
Solvable n’est plus durable
Passons à l’autre forum sur les fautes des patrons: celui tenu au Palais Eynard sur la «responsabilité sociale» des petites et moyennes entreprises sous l’égide de «chambres» acquises aux thèses roses et vertes. On sera plus bref: jadis, être un honnête citoyen – et à plus forte raison, un honnête patron -, cela voulait dire avant tout «ne jamais enfreindre la loi» (le banquier François Genoud l’avait trop bien compris); et pour être un bon concitoyen, il fallait en plus aller au culte («Drii Winter» – film suisse récent – montre que ça reste vrai au village). Quant à l’économie «durable», son premier article éthique – pendant des siècles – fut l’interdit du crime suprême: la faillite. Et – chez les Calvinistes – cela veut encore dire «donner du travail» au peuple. Ce «durable»-ci a le mérite d’être factuel; celui qui court ces temps est plus nébuleux, voire orienté: quand le professeur Danthine – ancien directeur de la Banque Nationale – dénonce la capsule de café comme peu écologique, ne pourrait-on en dire autant – à l’instar de Madame de Sévigné – du café tout entier? Et du thé, du vignoble ou encore du cuir qui était au podium ce soir-là sous le visage d’un sympathique Aeschbach? Bref, dans cet «Entre-deux-guerres» que nous vivons, «durable» est un outil d’intox.