Les architectes sont des artistes qui manient le verbe avec délice, comme une sorte d’exercice obligé qui accompagne leurs créations.

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ARCHITECTURE

Les architectes et le plaisir des mots

11 Mai 2022 | Culture, histoire, philosophie

«Que font donc les architectes à la télévision?», demande Sophie Suma, maîtresse de conférences en architecture à Strasbourg, dans un petit livre fin et intelligent (Editions Deux cent cinq). Eh bien! Les architectes parlent, ils analysent, ils expliquent leur démarche, leurs intentions, leurs ambitions, leurs projets. Certains en profitent aussi pour dire tout le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes et de leurs œuvres, ce qui est bien compréhensible…

C’est un fait étonnant, une espèce d’anachronisme qui devrait disparaître bientôt: à l’Académie française, donc au cœur de l’intelligence française, il n’y a toujours aucun architecte parmi les quarante Immortels. Il y a eu et il y a encore des avocats, des médecins, des ecclésiastiques, des historiens, un musicologue et même un écrivain célèbre, prix Nobel de littérature, qui n’a jamais écrit un livre en français (Mario Vargas Llosa). Mais il n’y a aucun architecte!
On pourrait presque dire que tous les métiers du monde sont représentés, sauf les bâtisseurs qui façonnent depuis la nuit des temps les habitations, les refuges, les villages, les villes, la vie en société, les marchés. Une absence d’autant plus étonnante que les architectes, ces artistes-nés, aiment parler et qu’ils parlent même sans cesse et un peu partout, dans tous les médias comme sur les réseaux sociaux. Dessiner, créer, imaginer des constructions de toute sorte (maisons, immeubles, ponts, routes, centres commerciaux, quartiers entiers, usines, villes nouvelles), mais aussi expliquer, analyser, faire entrer le grand public dans leur démarche à la fois artistique, culturelle, urbanistique, sociale.

Sophie Suma.

Le sens d’une démarche globale

Pourquoi aucun architecte ne fait-il aujourd’hui partie de l’Académie française alors qu’ils sont très nombreux, de Jean Nouvel à Christian de Portzampac, de Rudy Ricciotti, l’amoureux du béton, à Paul Chemetov, le dernier des marxistes, en passant par Roland Castro et tant d’autres, à parler et à écrire sur leur travail?
En Suisse aussi, comme ailleurs, les architectes sont des artistes qui manient le verbe avec délice, comme une sorte d’exercice obligé qui accompagne leurs créations. Il y a les lignes, les formes, les volumes, les perspectives, les couleurs, mais il y a aussi le besoin de faire comprendre et de faire ressentir, par les mots, l’intention et le sens de leur démarche. L’architecte fait ses plans, son projet, ses choix et il les réalise, mais il a aussi envie de les faire partager et de les inscrire dans une histoire commune qui sollicite autant la mémoire que l’imagination et la liberté du futur. Comment faire comprendre l’originalité d’un immeuble et favoriser son intégration dans un quartier? Comment un village peut-il accepter et intérioriser une nouvelle construction, une maison, un café, un lieu qui dérange forcément parce qu’il remue l’immobilité ambiante?
On l’a dit et redit, l’architecte est un être un peu hybride, à la fois technicien et artiste, scientifique et poète. Il fait les choses très concrètes (des constructions), mais il a toujours un petit rêve en tête. Ses créations ont un sens (qui est parfois un peu voilé ou même caché), elles ont une intention, une dynamique, mais il a besoin de parler pour l’expliquer à tous ceux qui ne le comprennent pas instinctivement. Le Corbusier aura été le premier architecte à multiplier les interventions et les discours, le premier intellectuel pur et dur dans une discipline par ailleurs largement artistique, mais ses illustres successeurs ont suivi son exemple et ils l’ont même largement dépassé.
Maîtresse de conférences en histoire de l’architecture et de la ville à Strasbourg, Sophie Suma explique dans son ouvrage précité les liens étranges de la pierre et du verbe, du dessin et des mots. «Les architectes tiennent des discours intellectuels d’un niveau assez soutenu, dit-elle. Rem Koolhaas analyse la ville de New York dans un manifeste rétroactif, Jean Nouvel discute de son architecture contextuelle, Robert Venturi définit l’architecture comme un organe de communication, Frank Gehry relie l’architecture aux métaphores et à la philosophie…».
Sophie Suma regrette qu’il y ait plus d’hommes que de femmes architectes à la télévision et que les débats ne soient pas toujours aussi profonds qu’elle le souhaiterait. Mais elle explique qu’en prenant la parole, les architectes ont au moins le mérite de toucher les gens et de faire entrer l’architecture dans tous les foyers.

 

Robert Habel