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opinion - Un essai roboratif

Le wokisme et la Suisse

13 Nov 2024 | Culture, histoire, philosophie

Le journaliste Jonas Follonier publie un bref essai, «La diffusion du wokisme en Suisse», aux Editions Slatkine, préfacé par le philosophe Olivier Massin et qui s’articule sur deux axes principaux: d’abord une définition de ce qu’on appelle le wokisme et le contexte de son apparition, puis de nombreux exemples suisses où, sous des airs patelins, ce courant est en réalité destructeur et dangereux pour notre démocratie. Il est intolérant et totalitaire.

La longue préface d’Olivier Massin est à elle seule une succincte explication de ce qu’est le wokisme. Ce n’est pas d’une théorie aux contours définis, mais d’une idéologie à part entière qui associe quantité de minorités, poursuivants souvent des fins différentes, mais qui toutes partagent trois thèses centrales:
1. Nos démocraties produisent de l’oppression cachée qui se rencontre partout et même dans les actions d’apparence anodine.
2. Les diverses identités sont des constructions sociales dues aux relations de pouvoir dans lesquelles nous nous inscrivons.
3. Le point de vue des personnes opprimées est supérieur à celui des autres, car l’opprimé a accès à une connaissance qui les autres n’ont pas: il sait ce que signifie être victime. Il est donc un élu.
Cette idéologie malgré sa radicalité, voire son absurdité, malgré sa forte imprégnation dans le monde de l’Université, celui des médias ou de la politique, tend à passer inaperçue; elle est tenue par certains pour une mode passagère. Ce qui arrange tout le monde: pourquoi craindrait-on ce qui est promis à la disparition, pourquoi s’en méfier? Mais en réalité, il s’agit d’une véritable révolution qui discrédite toute objectivité et toute universalité. C’est ainsi la dictature des ressentis qui s’installe, et les théories doivent être stratégiques au lieu d’être vraies. «Toute offense ressentie est considérée comme réelle».

Un portrait précis

Jonas Follonier brosse ainsi, touche par touche, un portrait du wokisme, qui prospère sans jamais dire son nom (woke étant devenu péjoratif) tel un goutte-à-goutte venimeux, depuis la lointaine Amérique, en passant par la France avant de toucher l’Europe et la Suisse.
L’essai porte en sous-titre «Censure, quotas, écriture inclusive, intimidation…»; il convient ainsi pour l’auteur de rechercher les lieux où croissent à l’envi ces plaies sociétales, et il n’est pas difficile de les trouver. D’abord l’Université où la théorie woke est présente dans les cursus académiques. On se rappelle par ailleurs cet attentat à la liberté de parole par des interrupteurs de conférences à l’UniGe, «Ton bouquin c’est de la merde, on ne l’a pas lu». Partout dans l’administration, la théorie des quotas de genre lors des recrutements décime les candidatures crédibles; c’est une pompe à médiocrité. En plus, l’écriture inclusive est le signe le plus évident de cette idéologie pernicieuse; elle est partout présente, tout le temps, comme une déjection de l’esprit et une destruction de la langue. A l’école aussi, l’action destructrice du wokisme se retrouve du primaire (où on veut abroger la Fête des mères) jusqu’à la Maturité.
Ensuite, les médias de grand chemin s’en donnent à cœur joie dans la célébration du wokisme. Ils imposent le langage woke, comme «Le Courrier». La RTS – service public! – a diffusé un «Guide du langage épicène et inclusif», car la langue entretiendrait un registre de pouvoir et donc d’oppression insupportable. Follonier démontre en prenant tout son temps combien la RTS verse abondamment dans le wokisme.

Une régression

En outre, on se propose de récrire les œuvres littéraires dont les thèses ne conviennent plus aux wokes d’aujourd’hui. On déboulonne des statues, on débaptise l’Université de Genève «Carl Woke». On modifie aussi des opéras, on décolonise l’art, on se fait les censeurs bien-pensants du monde culturel. Cela avec l’approbation de nombreux hommes politiques, amateurs de «cellezéceux», de «touzétoutes» et de «cherzéchères».
Que faire à l’heure d’une pareille régression civilisationnelle où les totalitaristes se métamorphosent en victimes et où le peuple les croit? Répéter nos principes démocratiques, donner à la science rationnelle sa place dans les cours, refuser cet autoritarisme, ce dogmatisme. Etre vigilant, peut-être combattant… Jonas Follonier va, dans son épilogue, jusqu’à évoquer Rabelais: «La science et la paix sont, à l’image du rire et de la dégustation de vin, une affaire d’échange, de partage et de plaisir». Puisse-il être entendu!

 

Jean Romain
Ecrivain, philosophe
Ancien président du Grand Conseil genevois