L’évidence, un oreiller de paresse.

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hors champ

Le traducteur cleptomane ne sera jamais au chômage

21 Fév 2024 | Culture, histoire, philosophie

Un auteur hongrois d’il y a cent ans a écrit une nouvelle sur un traducteur qui «volait» d’une langue à l’autre: ledit «Traducteur cleptomane» prenait – disons – une couronne de diamant en français et livrait un chapelet de verre en hongrois! En rendant compte des «perles» de la semaine, l’auteur de cette page se sent un peu dans le même rôle. Entre le soutien à Julian Assange et le lancement du Festival (…) du film sur les droits humains ou encore le combat contre les génocides à la Maison de la Paix, les gens qui donnent le ton ont livré des diamants de bonnes intentions et de belles réflexions. Pourquoi donc ce texte en fait-il des «Noix du Canard»? Au lecteur de juger!

Appel de «la dernière chance» en soutien à Julian Assange mi-février au Club de la presse, avec les patrons de WikiLeaks et de Reporters sans frontières (malade, Stella – l’épouse et ex-avocate d’Assange – n’a pas pu venir). Pour eux, Assange est un martyr de la liberté de la presse contre des pouvoirs qui veulent cacher leurs crimes. C’est une manière de voir, ce n’est bien sûr pas celle des juges qui ont donné leur aval à l’extradition de l’accusé vers les Etat-Unis… mais ici, on ne va pas ouvrir un débat pour ou contre l’impunité de WikiLeaks. On s’en tiendra aux principes de «Hors Champ» rappelés dans le dernier numéro de ce Journal: voir les «évidences» au-delà de «l’évidence», quitte à tomber de haut sur de «fausses évidences».

Goliath avait-il des droits?

L’affaire Assange défraie la chronique dans les médias et le public: le Club de la presse et les Bains des Pâquis ont lié leur nom depuis deux ou trois ans au combat pour Assange… c’est là le hic. Qu’on trouve affreux le sort fait à Assange et qu’on n’aime guère les agences yankees, cela se comprend. Qu’on embarque au pas cadencé le corps de presse dans une croisade sans débat, c’est plus gênant. Pourtant, l’affaire Assange offre au monde des médias une foule de sujets cruciaux: le «droit de savoir» face au droit tout court, certes; mais aussi le droit ou non droit de violer le «secret défense», l’us et l’abus du «lancement d’alerte», l’éthique de vouloir jouir à la fois de la rébellion et de l’impunité, les motifs parfois troubles des «lanceurs d’alerte», les «leaks» partiales qui gênent même la Croix-Rouge, la valeur de débats où les juges «extradeurs» sont absents… Même si Assange était libéré par un commando et mis à l’abri en Russie (comme Snowden) et même si la Ville de Genève voulait un «Boulevard Julian-Assange » au lieu de «Carl-Vogt», ces questions restent vitales pour l’avenir des médias. Etre «pour la liberté d’Assange» ne doit pas rimer avec «Etre pour la facilité morale et mentale».

Daniel Ellsberg mobilisait mieux

L’ironie, c’est que ce même Club de la presse vient de faire un triomphe à un livre pour la «diversité» dans les médias (voir notre dernier numéro). Or le Club ne peut même pas imaginer qu’un journaliste ait sur l’affaire Assange un autre point de vue que de solidarité corporative. Certes, on s’y est étonné de la molle réaction du milieu pour défendre l’assiégé. Mais à la question «Le Club de la presse est-il simple tribune ou partie prenante à cette campagne?», la réponse porte le sceau de «l’évidence»: «Nous sommes partie prenante à tous nos débats et soutenons cette campagne pour Assange, bien évidemment!».
Comme, le même jour, le Club accueillait des diplomates de Taïwan venus défendre leur Etat, le journaliste narquois demande alors si la Club est «bien évidemment» pour l’indépendance de Taïwan. Là, la réponse est moins péremptoire: «Euh ! ma foi! c’est complexe… mais nous soutenons le droit de ces gens de venir parler au Club». A noter que le soussigné a la plus grande estime pour les directeurs et directrices – efficaces, intègres, dynamiques… parfois même les trois à la fois – qui se sont succédé à la tête du Club; là n’est pas le hic. Ce sont les «évidences» qui sont mises ici en question, quel que soit le sentiment que les membres d’un Club de la presse aient envers le fameux «journalisme d’investigation» et ses valeureux champions.

La loi du plus fort est-elle de gauche ou de droite?

On a évoqué plus haut un imaginaire enlèvement d’Assange pour le mettre à l’abri: c’est bel et bien une affaire de ce genre qui a conduit Angela Davis en prison jadis. Dans les Années 70 sur les Vieux Continents comme dans le Nouveau Monde, les militants les plus durs usaient du rapt – de juges ou de patrons – pour faire libérer les leurs. Ses amitiés chez les «Black Panthers» ont mené Angela Davis en prison suite à l’assaut contre un tribunal. A la conférence de presse du Festival (…) du film sur les droits humains, l’affaire est évoquée un peu «à la Assange». «Angela Davis, une de nos invitées de marque cette année… une héroïne qui a fait de la prison pour ses idées… qui a connu la misère comme d’autres militant(e)s des nobles causes» (cité de mémoire).
Là aussi, on peut admirer Angela Davis comme le faisait son maître Herbert Marcuse à l’Université de Californie, ou on peut dénoncer son soutien à l’Union soviétique en un temps où même Georges Marchais prenait ses distances… Nul doute, Angela Davis est une figure remarquable, mais le récit «partisan» du Festival laisse peu de place à un débat sur l’usage de la force par les «incivils». Or c’est sans doute une des questions centrales de notre démocratie «postmoderne» avec son «deux poids, deux mesures». Erwin Sperisen – tout comme la «Bande à Baader» ou «Potere Operaio» – a violé la loi et fait couler le sang pour lutter contre l’ennemi public (or même le festival Filmar qui couvre le Guatemala ne l’invite pas).
Au fond, c’est la social-démocratie qui – pendant un siècle où elle en fut victime – a pu faire barrage aux Croisés rouges: mais de nos jours, «elle ne sait plus où elle va ni d’où elle vient», déplorent des anciens (et même un ou deux juniors) qui prêchent dans le désert mental de leur Parti. On a aussi vu ces jours la Fédération anarchiste s’alarmer du cinéma que firent à Saint-Imier les «Renverseurs» sectaires. Puisse un Festival de films rouvrir les yeux des jeunes premiers du cinéma de la «Rébellion»: on verra aux Impact Days si le débat de la Doc Society vise mieux que le colloque du Centre sur la démocratie la semaine dernière à la Maison de la Paix.

Boire les compliments ou conduire au progrès?

Autres «perles» du lancement du Festival: «Quatre-vingt pour cent des réfugié(e)s climatiques sont des femmes et des enfants». En soi, ce genre de phrases est innocent, mais à nouveau, en apparence seulement. Surtout, à quoi sert cette rhétorique qui est l’outil de travail de l’humanitaire? Car si les hommes sont ici la minorité, c’est sans doute qu’ils sont restés coincés à l’arrière. De toute façon, cette «information » est archifausse, comme le démontre un média qui n’a pas froid aux yeux (undark.org). La réponse est encore plus navrante: dans la société civile et le milieu onusien, chaque «femme» et «enfant» vaut des points. Mieux, elle renforce l’alliance avec les Nations Unies garante de respectabilité et d’«impact» (mot clef du Festival). Le professeur Anne Saab qui, à la Maison de la Paix, pilote les recherches sur «Emotions and International Law» pourrait trouver là une étude de cas. A nouveau, le propos ici n’est pas de s’en prendre au Festival (…) du film sur les droits humains: il a ses mérites; et ses travers sont ceux de toute «officialité». Le propos est de montrer que les «résistances et révoltes» (le thème de cette année) «intersectionnelles» jointes au désir de «remettre en lumière des pages effacées» de l’histoire toujours «racisée» (termes en vogue au podium ce jour-là) pourraient aussi se regarder parfois dans le miroir (un atelier usant de cette technique serait sans doute remarqué). Malgré tout, l’équipe du Festival a bien réagi aux «questions qui fâchent»; preuve qu’en les posant, on rend service à des élites de l’esprit qu’on doit garder en éveil. Car à trop donner dans les «bonnes causes», on peut couver le mal: à la Maison de la Paix aux même dates, une table ronde sur la notion de «génocide» montrait combien le culte des victimes peut parfois les rendre abusives…

 

Boris Engelson