Pas plus que «Lords of Poverty» de Graham Hancock vingt ans plus tôt, ce livre n’a fait le «buzz» («Dead Aid» de Dambisa Moyo, un peu plus).

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hors champ

Le tour du monde en quarante-huit heures pour trois francs

15 Nov 2023 | Culture, histoire, philosophie

Le lecteur de «Hors Champ» sait qu’ici, on rend souvent compte de salons et congrès; non pas qu’on soit au service de Palexpo ou d’autres centres d’«événements», mais parce que ces forums donnent un aperçu des divers «milieux» d’un monde, même si chacun croit être – comme l’Empereur de Chine – au milieu du monde. Ainsi AidEx – salon des prestataires de l’humanitaire – permet-il d’en savoir autant en deux jours (plus dix minutes de bus) qu’un délégué au bout du monde en deux ans.

C’est-à-dire, pas grand-chose: après une centaine de tables rondes tenues du matin au soir sur une dizaine de scènes tout autour du salon, on doit bien conclure que les professionnels de haut vol – incollables sur les questions les plus complexes – ne savent répondre à aucune question simple.

La mémoire manque aux jeunes et aux vieux

«La moitié des travailleurs humanitaires estiment que leur activité est toujours aussi inefficace: les trois quarts des fonds vont à la logistique, dont près de la moitié est perdue faute d’analyse des besoins ou par manque de coordination». Bon, péché avoué est à moitié pardonné; mais tout de même, le travail humanitaire a au moins deux siècles derrière lui, et trois quarts de siècle sous sa forme moderne. Alors, comment se fait-il qu’on en soit encore là? «Oh! les Nations Unies et toute leur famille d’organisations emploient beaucoup de nouveaux venus, ou des vite-partis… difficile d’avoir une mémoire à long terme!». Tiens, on croyait au contraire que les Nations Unies étaient le havre des planqués à vie, ou du moins, qu’il y avait de sages timoniers à la barre pour des mandats sans fin. Mais si les Nations Unies elles-mêmes avouent être une organisation sans mémoire, comment éviter de refaire chaque fois les mêmes gaffes?
Même pour des choses aussi «terre-à-terre» (c’est le mot) que le fameux raz-de-marée qui a ravagé l’Asie du Sud-Est il y a vingt ans: à quoi ont servi toutes les agences pour lancer l’alerte et faire face à la casse… comment la radio n’a-t-elle rien dit alors que la vague a mis des heures à frapper?». Là non plus, pas trace de bilan, admettent les experts à AidEx.

Qui gagne à faire moins avec plus?

Autre podium: «Faire mieux avec moins»; but certes louable s’il veut dire – comme on en a rêvé plus haut – moins gaspiller. Mais si on ne dit pas en clair ce que cachent ces mots, on ne fait que jeter de la poudre aux yeux, ou plutôt aux oreilles: «Faire mieux avec moins», n’est-ce pas au fond ce que veulent toutes les réformes ou révolutions du passé, avec en général des effets inverses du but recherché? Ce qui n’est pas une raison de déposer les plaques, mais quelles leçons a-t-on tiré du passé?
Pourquoi les «Objectifs du développement durable» sont-ils encore devant nous, sans que les révolutions et la décolonisation du passé nous en aient rapprochés? Là aussi, les experts admettent que «non, c’est vrai, on n’a jamais fait un vrai bilan de ce qui a été de travers». On préfère les slogans faciles, sur le «fossé numérique» et «les millions de jeunes illettrés». Objection du journaliste: «La Terre compte huit milliards d’humains, dont six au-dessus de quinze ans, soit – selon des chiffres courants – à peine plus que le nombre d’«usagers actifs du Net»: comment ces gens peuvent-ils être aussi actifs en ligne s’ils ne savent lire ni écrire?»; embarrassés, les expert(e)s ès lyrisme changent de sujet. Quant au classique «un haut niveau d’éducation diminue les risque de guerre», ni l’Allemagne nazie, ni le Sri-Lanka lettré (pour ne prendre que ces deux cas) ne parle pour cette thèse.

Un salon des métiers tout-terrain

Se réformer, créer un nouveau récit… fut tout de même une des litanies du forum. Et que de fois a-t-on vu brandir la baguette magique du «people centered»: remettre les «gens» au cœur des décisions sans les traiter comme faisaient les colons. J’ai alors signalé à l’un des orateurs le fameux livre «L’homme, le capital le plus précieux», d’un certain Iossip Djougachvili… et il m’a dit qu’il irait le lire au plus tôt. Il n’avait pas l’air de savoir que ce grand penseur oublié si soucieux du bonheur humain a eu comme nom public «Staline».
Bref, si l’aide a du bon et veut le bien, son verbe n’a rien de vrai; mais on ne va pas lancer la pierre à AidEx: les experts y ont certes eu des réponses courtes, tandis que leur patience fut longue envers les questions. Les thèmes étaient variés et les tabous rares; seuls manquaient les… journalistes des Nations, qui depuis leur Palais n’ont même pas vu passer ce salon. Dommage, car hormis les ateliers, les exposants avaient sans doute des trésors de vécu: entre le matériel sanitaire, les juristes du risque, les cantines de survie et les voitures blindées, il y aurait de quoi remplir un journal pour un an. Alors… à l’an prochain (aid-expo.com).

 

Boris Engelson