Suffit-il de gommer les angles pour les faire vivre ensemble?

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hors champ

Le théâtre vérité n’est pas du cinéma engagé

1 Juin 2022 | Culture, histoire, philosophie

Un parent d’Europe de l’Est de passage, c’est trop rare pour s’en tenir à «quel plaisir»: comment ne pas refaire le monde avec lui? Mais comment le refaire ensuite dans une page de presse sans tomber dans le cliché.. enchaîné? Sans doute en cédant la place à un dialogue impromptu: en partie réel avec le parent, en partie fictif avec le lecteur. Sans prétention: des plumes plus lettrées, elles, sauraient en faire tout un théâtre… populaire!

– «Oui! nous avons peur du Grand Méchant Loup de Moscou… mais ici à l’Ouest, je vois que les médias parlent aussi d’une seule voix comme là-bas! Certes, l’Ukraine est victime, mais parfois, on se dit que Kyiv ou les Baltes tendent le fouet pour se faire battre! Un toutou qui aboie sans répit contre un ours ne peut se plaindre d’être mordu. Et puis, il y a les apatrides, comme ces ex-Soviétiques – trop accrochés à la langue russe – qui n’ont pas su devenir Lettons ou Moldaves: parfait prétexte, pour d’autres “opérations de dénazification“.»

Assez vite, toutefois, et malgré la proximité de l’Eglise Russe «kyivophile», le Musée d’art et d’histoire (où notre groupe s’abreuve) nous inspire des propos plus «globaux».

– «Même si la guerre en Europe avait un «happy end» d’un côté et de l’autre, ne serait-ce pas simple partie remise? Jadis, même les pays pauvres ont vibré quand «on a marché sur la Lune»: chacun(e) – quel que soit son drapeau – rêvait non juste d’abondance, mais d’un jour où lui/elle aussi laisserait sa marque, où l’aventure serait pour tou(te)s: sur l’une ou l’autre terre vierge du cœur et de l’esprit… et sinon lui ou elle, au moins les enfants: «Passe ton bac… et le monde est à toi!». Ne sommes-nous pas en manque de projet, hormis le pire: la domination, dont rêvent désormais tous ceux qui pensent en avoir les moyens?»

– «Quelle idée! Faire le bien, aller plus loin… c’est tout aussi possible qu’avant: par exemple, mettre fin à la misère de l’Afrique».

– «La situation de l’Afrique est certes tragique, mais certains experts disent que le mal de l’Afrique est que tout le monde veut l’aider. Le film «Organisation non gérable» (agenda.unige.ch/events/view/33378) serait plus dans le vrai que les complaintes «décoloniales» d’un récent festival (fifdh.org). Pis: l’émigration est-elle la source ou l’effet du «maldéveloppement» au Sud? En tout cas à l’Est, depuis qu’elle a cessé de se plaindre, la pauvre Asie est devenue riche… même Deng Xiaoping l’avait prévu!»

– «De désabusé à fataliste, il y a un pas, voire un «grand bond en arrière» de sinistre mémoire! Et même si les maux de l’Afrique ne sont pas simples à régler, même s’ils ont aussi une dimension démographique et climatique, même si la «réussite» chinoise a déjà l’air banal du «déjà vu», d’autres défis peuvent absorber l’énergie des nouvelles générations: celui du climat à lui seul en contient mille!»

– «Quelle chance… le vert est aussi la couleur de l’Afrique; mais les militants climatistes ne sont-ils pas au climat ce que les experts de l’aide sont à l’Afrique? Ils vivent sur la bête, alors qu’ils savent que l’avion, l’auto et le logis ne sont qu’une fraction du problème: là aussi, la dimension démographique est prédominante».

– «Ce pessimisme est-il productif? Et l’engagement exige-t-il la certitude d’un «happy end»? Doris Lessing – fille d’un climat africain – se méfiait des raisonneurs qui jugeaient les initiatives terre-à-terre futiles… fascinés par le seul «changement de système».

Bigre! Plutôt que dans la foi verte, on retombe là dans le grand débat entre les rouges et les roses, sinon les noirs et les blancs. Quant au pessimisme, même le rouge Antonio Gramsci en admettait l’utilité, tout en pensant comme Guillaume d’Orange que «point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer». Mais si pessimiste ou optimiste soit-on, c’est l’heure de vérité: y a-t-il encore – dans notre discours au monde – quelque chose qui puisse «mobiliser»? Peu de chance de trouver la réponse dans les slogans militants, alors…

– Les Terriens ne pourraient-ils pas se retrouver au moins sur deux ou trois valeurs sacrées, comme jadis le «Tu ne tueras point», «Aime ton prochain comme toi-même», ou les plus récents «Droit au bonheur» et «Liberté d’expression»?

– C’est ce que suggérait un artiste du pied du Jura – Agni -, qui a réagi par écrit à mon cynisme. Mais on voit bien que les principes sont les premiers fauteurs des outrages qu’ils dénoncent: c’est au nom du droit à la vie qu’on censure les «fausses» nouvelles ou les orateurs «misogynes», et par «solidarité» qu’on combat l’ennemi… sans parler des crimes par «sacré» amour. Mais c’est bien le rôle de l’art (et de la philo) de garder aux mots assez d’air pour que la pensée puisse y souffler… et des propos décousus y errer.

En se baladant dans un parc dimanche, on pouvait voir un émérite professeur, assis à lire un épais livre: «La lecture de l’honnête homme!», dit-il pour garder profil bas. Vu l’état d’esprit du promeneur, la question était inévitable: «Ce pavé, que vous semblez avoir juste entamé, aura-t-il un «happy end»»? Imprudente question, car ledit livre était le «Léviathan» de Thomas Hobbes, un des trois sommets du triangle avec Hugo Grotius avant lui et Jean-Jacques Rousseau après lui: trois nuances de gris ou de rose, sur l’échelle de l’optimisme. Et si c’était Alexis de Tocqueville qui donnait la clef de l’optimisme issu du pessimisme?Dans «De la démocratie en Amérique», il voyait certes la démocratie mourir de conformisme; et Xi Jinping d’en conclure à «la fin du Siècle américain»: et si c’était là, surtout, «un hommage du vice à la vertu», comme dit l’adage? Ces classiques de la pensée seraient-ils notre dernier – mais immortel – atout?

Alors, puisque ce texte a pris, de propos décousu mais délibéré, la forme d’un «sketch» à deux voix, et vu qu’à Genève un grand lieu désaffecté du théâtre a lancé un appel à projets pour se réaffecter, ne serait-ce pas le lieu idéal pour donner aux grands textes leur résonance populaire par des lectures à deux voix? Les médias ne sont pas seuls à trop parler «d’une seule voix», l’art fait pire encore derrière ses masques bariolés (en Romandie, du moins); et une culture engagée dans le prêchi-prêcha ne sera jamais populaire… même si elle se dit solidaire!

 

Boris Engelson