«Peau-Rouge, Carl Vogt: même combat! Allons décoloniser l’Oklahoma», dirait tout ethnologue genevois.

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hors champ

Le préjugé est-il du bon côté?

22 Nov 2023 | Culture, histoire, philosophie

Le lecteur de cette rubrique «Hors Champ» le sait: la meilleure Université de l’univers, c’est… le Marché aux Puces. On y trouve tous les livres que le monde «savant» juge en dessous de sa dignité, mais qui souvent rendent mieux la réalité. Un exemple parmi cent…

«Au printemps de l’an 1731, la Ville de Copenhague était en fête (pour le couronnement du roi). Parmi les étrangers venus pour cette fête se trouvaient quelques Nègres des colonies des Indes occidentales, et (…) deux Groenlandais convertis. Chacun contemplait d’un œil curieux ces étrangers de petite taille enveloppés dans leurs vêtements de fourrure». Ce simple passage (d’un livre d’un demi millier de pages édité à la fin du XIXe siècle) a mis sens dessus dessous des notions acquises par le soussigné au fil des ans de contact avec les «gens qui savent» et les «citoyens engagés».
Quoi… une cour nordique invitait – au premier tiers du XVIIIe siècle – des «Nègres» et des «Eskimos» (comme on les nommait à l’époque) au couronnement du roi? Ce livre réservera encore bien des surprises au lecteur tardif de cette histoire des Missions évangéliques. Bien qu’édité par les missions suisses, ce récit de G. E. Burkhardt et R. Grundemann ne se trouve pas (sauf erreur) au catalogue des bibliothèques de nos Universités.
Seul rescapé, acquis à un vide-grenier de France Voisine, le tome 1 qui couvre le Groenland, l’Amérique du Nord et les Caraïbes. Plus loin dans cette histoire, on en apprend aussi des belles et des pas mûres sur l’esclavage: aux Caraïbes vu par les Missions, les maîtres sont aussi souvent bernés par leurs esclaves que les esclaves, brimés par leurs maîtres (comme les domestiques chez Balzac). Ce qui pose d’emblée la question: ces récits sont-ils crédibles? Il semble que oui, et pour deux raisons.

Missionnaire n’est pas mercenaire

D’abord, lesdits missionnaires sont à l’évidence «progressistes»: prêts à mourir contre l’esclavage, observant avec respect les mœurs indigènes, indignés par le sort réservés aux Peaux-Rouges (terme non offensant alors). Ce n’est pas si étrange: à un colloque sur «Religion et révolution conservatrice» qui a eu lieu à la Maison de la Paix de Genève fin octobre, on a appris que «les gens qui partaient aux missions étaient souvent à couteaux tirés avec leur propre société et rêvaient d’édifier un royaume de Dieu outre-mer» (cité de mémoire). Bref, les missionnaires – protestants, du moins – étaient en général des révoltés avant même de partir. Parmi les plus actifs outre-mer furent les Quakers et les Frères Moraves: on n’attendait pas la Moravie dans l’aventure anticoloniale, mais ces «Moraves» étaient les restes du mouvement de Jean Hus, écrasé par les Habsbourg. Ce qui rend lesdits missionnaires insupportables, ce n’est donc pas l’impérialisme prédateur maniant le sabre et le goupillon (tel que dénoncé par un Peter Weiss dans son «Chant du fantoche lusitanien»; d’ailleurs, le catholicisme obsessionnel des Portugais leur a aussi fait perdre certaines colonies).

La monogamie est-elle morale?

Les missionnaires protestants qui ont écrit le livre n’ont qu’un travers, dans leur approche des tribus locales: leur obsession de la conversion et de la monogamie. Mais le puritanisme n’est pas seul en cause dans cette obsession: les missionnaires sont effarés du statut de la femme chez les autochtones d’Amérique; à peine mieux loties que les bêtes de somme. L’autre trait qui les heurte chez les natifs est l’absence de procédure judiciaire: le «coupable» est désigné par des rites magiques et supplicié sans merci. Mais pour le reste, les missionnaires avouent leur embarras, quand les natifs leurs disent: «Pourquoi devenir chrétiens? Vos concitoyens sont bien moins honnêtes que nous, qui ne volons ni ne mentons».
Les Eskimos aussi – malgré leur goût pour la crasse – sont vus avec sympathie par les évangélistes. Même s’ils sont moins vertueux hors du cadre de leur famille: «Ils peuvent passer en kayak à côté d’un homme en train de se noyer sans lui tendre la main» (cité de mémoire).

Post tenebras lux plus d’une fois recyclé

Un exemple sur cent où le piquant des puces nous sort du sommeil mental, disait-on au début; par contre ronfler, on l’entend nonante-neuf fois sur cent aux divers prêches laïcs. Qu’on aille au Palais des Nations, à la Maison des associations, au Club de la presse, à la Semaine de la démocratie ou à l’Université, le regard sur l’histoire est surtout fait pour flatter celui ou celle qui le porte. Voici comment on peut résumer, en un récit canonique, le «message» ressassé par l’officialité savante et la société civile: «Jadis, l’humanité croupissait dans la l’obscurantisme, la superstition, l’ignorance, le préjugé, l’égoïsme, la violence… bref, la barbarie; nos prédécesseurs – les penseurs des Lumières – ont fait ce que leur audace et leur éthique a pu pour ouvrir des temps nouveaux, mais dompter les forces du mal – très subtiles – dépassait leur génie; le siècle suivant a vu une «intelligentsia» à la dialectique plus puissante, mais leur avenir radieux a lui aussi échoué sous le poids du capital; enfin nous – les ultimes merveilles du monde – avons vu le jour, et nos révolutions – rose, rouge, verte, web – vont enfin briser les chaînes de l’humanité et faire faire le bond décisif à la civilisation… si vous votez pour nous et surtout pour nos budgets, si vous nommez les nôtres aux postes clefs, si vous venez soutenir nos incivilités pour enfin atteindre les «Objectifs du développement durable».
Caricature? Qui va chaque jour écouter ou observer un «forum humanitaire», l’«artiste social» et le «chercheur engagé» trouvera au contraire le portrait très ressemblant (même si ces amis du peuple n’osent pas dire cette messe telle quelle). Mais il y a des exceptions, comme un récent colloque en marge de la Faculté des lettres (unige.ch/ihr/fr/accueil/journees-etude-ihr-9-11112023/). Sous un titre abscons, de jeunes «seizièmistes» et «dix-septièmistes» (comme on nomme les spécialistes de tel ou tel siècle de l’histoire) n’ont pas eu peur des paradoxes: on a pu y voir à l’œuvre (et aux prises les unes avec les autres) les forces de l’arbitraire, de la spéculation, des corporations et de la charité. En soi, ce n’était qu’un colloque académique; mais par ses paradoxes, il rassurait sur l’avenir de la pensée critique.

 

Boris Engelson