Son château est devenu hôtel «de luxe», mais Sissi n’avait de goût que pour la vie au grand air.

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hors champ

Le luxe est-il chic?

16 Avr 2025 | Culture, histoire, philosophie

Numéro spécial «Luxe»: le soussigné – réputé peu distingué – se demandait bien ce qu’il pourrait écrire sur un sujet aussi «chic» quand son regard fut attiré par le slogan sur un tricot dans le tram. «Offline is the new luxury», et ce n’est pas le seul paradoxe au monde du luxe.

On n’est même pas à un paradoxe près dans ce premier cas de figure: c’est en ligne qu’on va chercher ce qui se cache derrière ledit slogan, et on trouve tout un courant de pensée, même des films avec ce titre, et bien sûr des polémiques entre ceux qu’on a enchaînés au clavier et ceux qui sont lassés de l’écran. Vrai, les lettrés qui vantent la sereine vie des champs loin des modernes techniques de masse font penser à Virgile qui – dans ses «Géorgiques» – faisait la morale aux paysans «qui ne savaient pas leur bonheur». Ou à cette blague sur un grand patron qui a fait changer à prix d’or la texture du sable et la couleur du ciel de sa résidence estivale pour s’exclamer enfin sur sa chaise longue: «A quoi bon l’argent? Seule la nature compte!». A l’autre bout de la chaîne, un texte indigné clame que – quand on est hors ligne mais dans la rue – «vivre en sécurité n’est pas un luxe», mais un besoin. Mais trêve d’ironie, on sait qu’il y a de bonnes raisons des deux côtés de la ligne: celui de tout savoir «du bout des doigts» et celui de «garder la tête hors de l’eau».
Ce texte n’est pas un prétexte à un discours sur l’éthique de l’électronique, alors on arrête là pour le nouveau luxe hors ligne, qui – hasard – était aussi le titre d’une revue de luxe. Le «Hors Ligne» de la compagnie d’aviation Aeroleasing visait la clientèle de vols privés hors des vols de ligne.

Du toupet, le luxe?

Le luxe est béni et haï, et la racine du mot – comme celle de «chic» – dit l’un et l’autre; d’un côté, c’est la débauche, de l’autre, l’esthétique. Et là, on pense à une autre oeuvre: le film «The Duke», qui raconte l’histoire d’un Robin des Bois: le voleur d’un tableau de Goya (le portrait du Duc de Wellington) arguait au tribunal qu’il n’était pas un voleur mais un militant: son acte visait «ceux qui préfèrent l’art au social» et mettent des millions dans une croûte. Vaste et double débat: l’art est-il l’ami ou l’ennemi du peuple; et les chefs-d’œuvre ne sont-ils que des croûtes cotées? On ne va pas se lancer sur ce terrain glissant dans un numéro spécial sur le luxe. Notons qu’en anglais, le luxe a une connotation plus existentielle: «Avoir le luxe de…» veut dire «Avoir le loisir», «Avoir la liberté»… bref, un privilège, reçu en chanceux héritage ou choisi par libre arbitre. Comme Jean-Jacques Rousseau s’est payé le luxe de snober le Roi qui l’invitait à sa table; ou comme Fabrice de Grenelle – auteur d’un livre qui vient de sortir: «Texticules» aux Editions Les 3 Colonnes – veut «se payer le luxe» de quitter sa cage dorée au moins en pensée. Fabrice est un diplomate à mi-carrière, habitué des épingles à cheveux et qui aimerait s’en payer une dernière sous forme d’un dérapage littéraire. Par contre, quand Donald Trump clame que «les acquis de l’Europe, c’est un luxe d’enfants gâtés», c’est du premier degré qui a outré le Groupement pour une Suisse sans armée à une récente soirée.

Question d’appellation

Retour au français: outre les signes extérieurs de richesse, le luxe désigne le superflu sinon l’excessif: «un luxe de détails», «un luxe de précautions», ce qui là encore ouvre un débat sans fin. «Le Diable est dans les détails», dit l’adage, ce qui prouve que les détails ne sont pas perdus pour tout le monde. Et c’est souvent par un détail (ignoré à force de routine) que le chercheur a été mis sur la piste d’une vérité essentielle: la découverte de Pluton n’en est que le cas le plus trivial. Aussi, lors d’un récent débat sur les mutations de l’éducation (à la Maison de la paix, sous l’égide de l’Unesco), Metin Arditi avait repris les ennemis du détail; pour lui, on peut nommer les détails «approfondissement». Bref, il n’est pas facile de dire à quel moment les détails donnés par les articles scientifiques ou les travaux de doctorat cessent d’être des faits cruciaux pour valider la thèse et deviennent du «luxe» pour – c’est bien son rôle – en mettre plein la vue. Même dilemme à propos du luxe de précaution: à chaque accident industriel, les cadres du système disent «mais nous avions pris un luxe de mesures», sauf ce qui a abouti au désastre.
Jusqu’où anticiper? Telle fut l’obsession d’une réunion humanitaire dont on a parlé il y a peu dans ce journal; et un dessin animé de jadis ironisait sur les assureurs qui ont tout prévu, surtout pour se dérober au paiement. En mettant un luxe de clauses improbables en petits caractères: «Le sinistre ne sera reconnu comme tel que si douze éléphants roses entrés par la cheminée passent vingt-deux fois à travers la maison». De toute façon, on sait que «le principe de précaution» sert plus à exonérer les décideurs qu’à optimiser le bien ou réduire le passif: un moratoire en Amérique sur les gènes modifiés peut causer une famine en Afrique aride.

Le luxe, un devoir

En ligne – retour à cette satanée ligne de départ – on trouve un texte demandant si «Le luxe est immoral» (philonomiste.com, philophil.com, theconversation.com, luxurytribune.com, afm-marketing.org), un autre – plus «vendeur» – clamant que «Le luxe a raison» en matière de gestion (brandaffairs.ch). Mais on peut se demander si le luxe n’est pas une forme détournée de mécénat qui fait vivre artisans et publicitaires: «Noblesse oblige», dit le proverbe, et on imagine mal le Roi Charles allant à Balmoral en Mini d’occasion. Mais on parle aussi du mauvais goût – un film de Woody Allen en fait le portrait – ou de la schizo des «nouveaux riches»: soit ils étalent leurs gros moyens sans nulle culture, soit ils sont radins sans mesure.
Le bras droit du légendaire sinon bien nommé Marc Rich voyageait en troisième classe. On ne saurait conclure sans un clin d’œil à ce débat qui fait rage ces temps en Romandie: les médias sont-ils un besoin ou un luxe? Tout dépend si on demande au rédacteur ou aux lecteurs, dont l’intérêt est à double sens, c’est le cas de le dire? Au moins, la presse de luxe ne réclame pas de soutien public…

 

Boris Engelson

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