Qui joue la sentinelle quand on passe la pommade au peuple?

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hors champ

Le coût du tabou

13 Sep 2023 | Culture, histoire, philosophie

Congrès «durable» au début du mois au Centre de conférences près des Nations: le «World Resources Forum». D’habitude, ce genre d’«événement» n’en est pas un: on y voit défiler des «croisés» tenant d’une main leur épée de bois et de l’autre leur bible usée, face à un public acquis. Mais cette fois, surprise, des «provocateurs» ont semé la discorde; et l’un n’était pas des moindres: Ernst Ulrich von Weizsäcker, vétéran du Club de Rome, a brisé un tabou du haut du podium. D’autres tabous de la Genève Internationale furent mis à mal dans les ateliers, où l’on conclut au besoin d’un «Musée des tabous»: leur prix est nul, mais leur coût est grand. On va le voir.

Déjà au «Meyrin Economic Forum» ce printemps, Sandrine Salerno avait égratigné certains articles de foi verte: «Je ne crois plus à l’énergie vertueuse… chacune a son passif». Au Forum des ressources (wrforum.org), on a entendu un professeur prendre lui aussi ses distances: «Ce qui est le bien des uns peut faire des maux en face». Déjà la tradition dit «le malheur des uns fait le bonheur des autres», mais l’adage a une teinte morale: aux petites gens les malheurs, aux profiteurs, le bonheur.
Or c’est bien là que le Weizsäcker du Club de Rome a mis les pieds dans le plat: «Les gens ne veulent pas de sobriété! Je suis seul ici à avoir été un élu, alors pour moi c’est clair: plus il voit le prix à payer, moins le public nous suit». C’en était fait du mythe du «bon peuple» qui veut le «bien commun» mais dont l’armée de libération se fait brouiller la boussole par des pillards et pirates du grand capital. Et – on n’est plus à un mythe près à briser – le savant vert craint que la prochaine Guerre mondiale soit celle entre les pays ayant trop chaud et ceux aux trop grands froids.

Soulever la pierre, mythe
médiatique

Merci donc au forum ci-dessus d’avoir laissé fleurir cette idée d’un «Musée des tabous»: que mettrait-on dans un tel musée? Et où s’arrête donc la censure, où commence le mythe, et où sommeille le tabou: ce serait l’objet de la halle d’entrée. Dans une démocratie moderne, la censure a mauvaise presse, et ne peut s’exercer qu’avec «raison»: la sécurité publique, l’intimité privée (et depuis peu à nouveau, l’hygiène mentale, ou la culture «woke»). Le mythe, lui, cerne tout savoir des quatre coins: mythes de Guillaume Tell au Che Guevara… mythes de Ned Ludd ou de Sarah Bernhardt… mythes d’Albert Schweitzer ou de Joseph Pulitzer… mythes d’Isaac Newton à Robert Oppenheimer… mythes de la Libération et des Révolutions… sans parler des mythes qui se donnent pour tels comme celui de Sisyphe. Des tabous purs et durs, il y en a peu: démasquer la religion est banal, sauf – mais ça sort du cadre de ce texte – l’islam, protégé au nom de la lutte contre l’«islamophobie». Se moquer des nantis et des puissants est le grand sport des citoyens «conscients», et ne comporte guère de danger. Ça rapporte même de la gloire aux modernes Sisyphes: le journaliste aime bien «lever des pierres pour voir la fourmilière», et le militant «d’avant-garde», enfoncer des portes ouvertes du Crédit Suisse ou de Nestlé «le premier».

Seul le pouvoir intello a encore le verbe haut

Dénoncer la science et ses «chercheurs» est plus mal vu des gens qui comptent, sauf depuis peu: c’est sans compter – pas même le prix du plateau d’argent – que la médecine offre ces jours au public des tomates à lancer. N’empêche, il n’est pas facile d’être entendu dans notre société sans le tampon académique, à moins de verser dans le populisme. Ainsi la culture peut étouffer la pensée sans censurer la parole: ces derniers temps aux bords du Léman, des tables rondes ont parlé de la critique d’art; mais on y a conclu qu’elle était bien malade, et que les artistes étaient au-dessus de tout soupeçon. On a aussi évoqué plus haut la culture «woke», qui condamne tous ceux qu’on aura pu nommer «racistes», «machistes» ou «climatosceptiques» (en Chine sous Mao, quand on voulait la femme du voisin, on disait le mari «réac»); mais – au risque de sa carrière, certes – on peut se moquer même des «woke» sans finir au bûcher. Bref, avec ou sans réseaux sociaux, rien n’est interdit en matière d’opinion, de nos jours: juste l’érudition ou le caritatif mettent certaines castes ou certains avis au-dessus des autres. En fait, deux tabous semblent incassables, mais ils sont de taille…

Peuple par excès sinon par défaut

«Personne n’ose jamais rien dire contre «le peuple»», s’indignait un militant – atypique – des droits de l’homme. Depuis que les Déclarations l’ont fait «souverain», le peuple est courtisé, et désormais, même le monde savant n’ose plus le défier: si le peuple a des voix près d’un pylône ou qu’il croit aux chamanes, la Faculté opine. Quand il vote «mal» – comme en Italie ou au Brésil -, il y a un silence gêné; mais quand il commet des pogromes (jadis en Europe ou dans l’Ouest, ces temps au Maghreb, aux Grands Lacs ou en Orient), on dit qu’il a été victime (des tireurs de ficelles patronales ou… «populistes»). Là dans un musée, ce n’est pas une halle d’entrée, c’est tout le labyrinthe des couloirs qui pourrait montrer le pour et le contre du peuple victime et du peuple bourreau. On dira que le «passif» du peuple tiendrait en un tiroir tandis que ses «actifs» feraient briller chaque rayon: pas sûr, car le monde n’est jamais allé aussi mal qu’avec l’essor des «droits» et la chute de maint tyran (le drame de la Paix – qui, malgré la fin des Pinochet ou de l’Apartheid, se joue encore chaque jour aux Nations – est sans doute le coût du tabou).
Le «négationnisme» des excès de la plèbe s’exprime à mille voix par les avatars «citoyens» du «public»: les «organisations non gouvernementales», troupeau de vaches sacrées qui dédouanent le «peuple» des erreurs de ses élus. On pourrait ouvrir le musée par une exposition temporaire: «Icônes ou visions… de la société civile? Les incivilités, de Greta Thunberg à Rafael Correa».

Le peuple en formation… militaire

Mais une chose reste dure à montrer, même dans ce grand musée qu’est le temps qui passe: que «le peuple» n’est pas une masse de hors-castes, mais une classe à géométrie variable: quand une coterie l’accable, il souffre en rêvant de justice à l’aide des «Lumières»; mais quand un pouvoir s’offre à lui s’il sait trouver les siens, il purge les intrus. Les conquêtes, le jihad, le nazisme… ont été des mouvements «de masse» sans merci pour «l’Autre». Reste cette énigme… climatique du début: que faire quand le peuple est suicidaire, les minorités despotiques et que les mandarins radotent?

 

Boris Engelson