Le monde est une œuvre d’art: Dieu l’a signée de son doigt!

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hors champ

L’art n’a pas de prix

8 Fév 2023 | Culture, histoire, philosophie

D’un côté, une causerie sur «démasquer les faux grâce à l’intelligence artificielle» au Salon d’art à Palexpo (artgeneve.ch)… d’un autre, un film où l’artiste Signe Baumane se moque du droit d’auteur: «Un peintre signe ses toiles comme un chien marque son territoire» (blackmovie.ch). Entre ces deux angles de la question, c’est tout le monde de la «valeur», de la «création», de la «notoriété», de la «culture» et même des «droits» qui cherche sa place.

Un film chinois de jadis – intrigue policière parmi les bonzes – se passait donc dans un temple où une demi-douzaine de coquins, chacun de son côté, tentaient de mettre la main sur un manuscrit légendaire. En fin de compte, le sage à la tête du temple fit copier ledit manuscrit en dix exemplaires, puis brûler l’original. L’Unesco – si elle avait existé à l’époque – eût hurlé «atteinte au patrimoine»: d’un vieux manuscrit, on pourrait tirer encore tant de choses… le type de papier et d’encre… des traces de sueur, de sang et de doigt… voire des bouts de gènes. Mais la question que pose le film n’est que trop réelle: quelle part de snobisme y a-t-il dans le marché de l’art? Au siècle dernier, l’éditeur Bernard Grasset s’est moqué de la bibliophilie, qui poussait des gens à se ruiner pour un livre numéroté qu’ils ne liraient jamais. Mais à propos des «œuvres», chaque question en cache dix autres; et – les experts le savent (wipo.int) – la forme cache le fond.

Le miroir montre-t-il un faux?

Toutes les «copies» sont-elles des «faux»? Les alchimistes rêvaient de «copier» l’or avec du plomb… et de nos jours encore, des nigauds tombent dans le panneau des valises à multiplier les billets comme le Christ multipliait les pains. Mais de l’or ou du diamant au billet, on passe d’un monde à l’autre. De nos jours, on sait faire en labo des diamants aussi purs et durs que ceux trouvés dans la nature… quel mal y a-t-il à en faire en série? En soi, rien, si on annonce la couleur… mais si on fait croire que la pièce sort du ventre de la Terre et a pendu au cou de Marie-Antoinette, on fausse l’histoire: celle de la planète et celle des familles… et on menace du même coup ceux qui ont mis leur pécule dans des pierres rares. Pour les billets, c’est une autre affaire: le papier en soi ne vaut rien… sinon d’être un document signé… et on peut craindre que les apôtres du «crypto» vivent de cette confusion. Un billet de banque, c’est en somme une «ardoise»: si on la contrefait comme Farinet, alors peut-on blâmer l’armée d’avoir fait un «faux» contre le Capitaine Dreyfus? Le reste relève des puces ou des enchères: une fois éteinte la dette… une fois le papier démonétisé… il ne vaut que par sa rareté aux yeux des collectionneurs aux motivations complexes: historiques, esthétiques… qu’on retrouve à propos des timbres et des cartes postales.

Mentir, un art majeur?

Le faux est un monde encore plus vaste que le vrai… et si on poussait la traque au plagiat à fond, tous les musiciens devraient payer leur dû au chant du peuple. En avouant que ses «Variations» étaient «sur un thème de Haydn», Brahms se dédouanait… mieux qu’avec ses «Danses hongroises». Savoir si un Rodin est «vrai» n’est pas simple, car ses «œuvres» sont sorties d’un atelier peuplé d’apprentis. Le tableau de Picasso sur le drame de Guernica est une icône de l’art moderne, mais l’oublié Iché a fait une sculpture sur le thème avant lui. On pourrait poursuivre (sinon compéter) le catalogue avec les meubles Louis XVI, la porcelaine de Meissen, les montres Bréguet, les boîtes Reuge, les autos Hispano: tous objets qui valent bien plus quand ils sont devenus rares que du temps de leur production. D’où la légende du dernier oignon de tulipe noire lors de la grande spéculation à la Renaissance.

Que valent les autres Jets d’eau?

Ce texte ne veut pas tirer une morale… juste ouvrir les questions… et il va donc finir par deux anecdotes. Un jour à Grange-Canal, une boulangerie venait de fermer et des ouvriers sortaient de vieilles machines sur le trottoir. Certaines étaient étranges et eussent mérité d’aller au Musée d’ethnographie. Friand de vieux outils. J’ai aussitôt alerté le service de ramassage du Musée, car l’engin – bien que de taille modeste – était d’un poids énorme; ledit Musée avait autre chose à faire ce jour-là, et l’engin est parti à la casse. Mais si on avait pu le mettre à l’abri, sa valeur «patrimoniale» eût-elle été sauve… ou doit-on se dire à ce stade que chaque pièce comptait? Et faute de l’objet dans un musée, le fabricant existe-t-il toujours… et sinon, trouve-t-on la fiche technique quelque part, fût-ce à l’Office des brevets? Anecdotique, certes, mais illustratif.

L’amour de l’art n’est-il pas
«rebelle»?

Mais le dernier mot ira à une anecdote impliquant la Croix-Rouge, partie prenante d’un débat sur l’art au service de l’humanitaire (au Salon d’art de Palexpo cité plus haut; voir aussi redcrossmuseum.ch/explore/medialibrary/art-and-humanitarian-action-what-is-possible/ et humanitart.ch). De l’art en «service» commandé et utilitaire est-il de l’art ou du graphisme publicitaire? N’est-ce pas le propre de l’art – une définition, en somme – d’être «gratuit» pour explorer ce que l’utilitaire doit laisser en friche? Ce serait un contre-débat: dommage que les éditeurs d’art – qui d’habitude en tenaient dans leur espace à l’entrée dudit Salon – n’aient cette année plus osé défier le tumulte des artistes.

 

Boris Engelson