De nos jours, tout prétexte en cache trois autres…

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La société du prétexte

15 Fév 2023 | Culture, histoire, philosophie

Les savants ne savent plus sur quel pied danser. Depuis l’irruption de la modernité, le partage des tâches était clair: au peuple de dire le bien… au prof de dire le vrai. Ce pacte a volé en éclats, même avant le vaccin… on en a parlé ces jours au Campus Biotech (agenda.unige.ch/events/view/35246). Mais ce qui tombe en miettes, est-ce le pacte ou… la science et le peuple? Arriviste pour l’une ou décadent pour l’autre, chacun(e) semble se chercher des prétextes… pour tirer la couverture à soi.

D’un côté, le monde de la science ne peut pas cautionner tous les bobards populaires; d’un autre, faire au public la leçon sans répit ne porte plus ses fruits. Non que le peuple soit mauvais élève; mais cet enfant gâté ne voit plus ce qu’il a à gagner au jeu de la vérité… et soupçonne le savant d’avoir des arrière-pensées… claniques.

Le binaire a l’intelligence trop… artificielle

Même au temps où le roi et le prêtre étaient tous deux choisis par le même Ciel, ils étaient souvent en conflit: les «affaires» Akhenaton, Becket ou Canossa font encore trembler les sceptres et les tiares. Et souvent un troisième larron – un chef de guerre sans foi ni loi comme Gengis Khan – raflait tout de même la mise avec pour seule science celle de son… cheval. Mais du moment que la modernité mit dans la même main – avec les Grandes Découvertes – le savoir scientifique, les droits politiques et la force armée, l’opinion publique fut comblée. Certes, l’équation a mieux marché pour Benjamin Franklin – reçu avec les honneurs à la Cour du roi – que pour Antoine Lavoisier condamné par la Cour des juges: la phrase est passée à l’histoire – vraie ou fausse – sur le délai pour décapiter Lavoisier en plein boulot de labo: «La République n’a pas besoin de savants, ni de chimistes; le cours de la Justice ne peut être suspendu». C’était, certes, avant que l’homme de science et l’homme de la rue fraternisent dans le même syndicat: de nos jours, le savant comme le planton ont tous deux un salaire. D’où l’esprit de caste: le savant a deux atouts… la science et le statut… contre un seul au planton… qui se venge dans notre société post-moderne?

L’infobésité empêche de bouger

Au cours des deux derniers siècles, la technique a été le moteur du «progrès» et des espoirs du peuple. Certes, de tout temps on s’est méfié du changement… des métiers comme les cochers l’ont pris de plein fouet et la machine à vapeur ou la lumière dans les chaumières n’ont pas d’emblée allégé la misère des masses. Au début des chemins de fer, on disait même que les passagers n’arriveraient pas vivants à l’autre bout du tunnel. Mais les mages de la règle à calcul tinrent assez vite leurs promesses: le cri du Professeur Tournesol – «Voici ce qu’il a fait, le zouave» (cité de mémoire) – laissa même Haddock sans voix. C’est sans doute ce qui – au début – avait assis le pouvoir colonial: le colon était celui qui savait faire des avions; et s’il tuait par le fusil, il sauvait par le docteur. Curieux: c’est juste quand l’Europe perdait ses colonies – Après-Guerre – que nos pays sont entrés dans le paradis ménager chanté par Boris Vian.
Depuis lors, les nouveautés surgissent à un rythme accéléré, mais ont-elles encore la même magie? On trouve le Web bien utile, mais il ne «prouve» plus rien; et en Chine – nouveau champion technique – on ne «rêve plus» («Libération» du 26 mars 2010). De même pour la santé, les miracles n’épatent plus. Au contraire, ils bousculent… comme avec les vaccins. N’est-ce pas cette mort de l’espoir par la science qui fait le lit de l’espoir par la plainte? Certes, ce n’est pas la première fois, et les Révolutions comme les Réactions ont la plainte comme premier ingrédient. Mais dans les Années Trente encore, tout le monde n’était pas docteur… on rêvait plutôt de le devenir. Or quel rêve savant nous reste-t-il au XXIe siècle? Désormais, le bachelier est blasé: trop de science tue la science… comme on dit que «trop d’impôt tue l’impôt».

Le pogrom lapide souvent les banquiers

Ce qui nous mène au second sujet du séminaire au Campus Biotech: on y comparait la gestion de la crise médicale et celle de la crise financière, une décennie plus tôt. Pour l’orateur, la crise de l’Union de banques suisses a été gérée avec succès sans excès de comm’, car «la banque repose sur la confiance… si on affole le public, c’est la faillite… on a donc bouché le trou sans trop de bruit». Ce fut vrai pour le sauvetage de l’Union de banques suisses, ce fut moins vrai lors de la crise des «subprimes»… et ce ne fut pas le cas du tout après le Krach de 1929 ni après la faillite des frères Pereire ou de Marthe Hanau… la fameuse «Banquière» du film: ces derniers l’ont payé de leur fortune ou de la prison… et Herbert Hoover en est passé aux oubliettes de l’histoire… même si – disent les historiens malgré l’imagerie – aucun banquier ne s’est jeté par la fenêtre. Le contraste des deux cas – banque et vaccin – a sans doute d’autres causes que cette «discrétion mère de confiance». Avec le vaccin contre la Covid, le public a pu clamer «c’est mon corps… c’est moi qui décide»… même s’il y avait – à l’inverse des grossesses – un danger pour autrui. Face à la banque, le public eût pu dire de même «c’est mon compte»… or le petit épargnant n’a rien perdu. Mais il a prévenu pour une prochaine fois: «Nous ne paierons pas leur dette», tel fut un temps le slogan des militants avant de s’évaporer dans l’air des abstractions. Pour le «citoyen» donc, le droit (ou plaisir) de gémir – on l’a vu plus haut – est devenu l’«ersatz» de la science: le «public» a la force du nombre et du vote… et sait qu’il tient le poêle par le manche. Au lancer de tomates, entre le peuple et le prof, la guerre est asymétrique.

L’image est vraie mais l’œil est trompeur

Au Campus Biotech ce jour-là, on a aussi évoqué le rôle des médias… mais c’est aussi mission impossible: le «peuple» n’attend plus qu’une chose de «la société de la connaissance» et de l’information: qu’elle lui passe un miroir flatteur comme à la Castafiore (sinon à Dorian Gray). Terminons par un paradoxe qui pourra donner un espoir aux rats de laboratoire: en Inde, pays où – avec la caution des ministres – des prêtres disent au peuple que la bouse soigne la Covid, «ce qui est bien à Calcutta, c’est que les patients ne défient pas l’ordonnance du médecin», murmure-t-on à l’Organisation mondiale de la santé. Tandis qu’en Suisse, un film plutôt antivax (de Daniel Rousseau et Nicolas Dépraz) voit une menace sur la science dans la pensée officielle plus que dans l’avidité marchande (exemple: media.un.org/en/asset/k1h/k1hey0yqxm). Note d’optimisme, toutefois, au moment de conclure: l’atelier du Campus Biotech était d’un niveau à rendre jaloux tant Max Weber que Jean Starobinski… qui furent en leur temps les aigles du sujet.

 

Boris Engelson