Tout ce qui s’y dit tient dans le cœur.

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hors champ

La plume ou les pieds dans le plat?

14 Juin 2023 | Culture, histoire, philosophie

La cause est entendue: le papier n’a plus d’avenir, à ce qu’on dit! Enfin, ça dépend lequel: si le journal devient un objet rare, le carton se défend bien, et le Post-it est increvable. C’est ce dernier qui est le héros – pas très stylé – de cet article: le seul papier qui garde la confiance du public, c’est celui qui ne dit rien.

Pour sauver le climat, c’est bien simple, on n’imprime plus: pas facile de trouver de nos jours un programme de congrès, un rapport d’experts, voire un communiqué de presse sur papier. Et même les textes intimes s’écrivent toujours plus sur clavier et se lisent à l’écran. Quant aux cartes postales, on les achète désormais aux brocantes ou chez les antiquaires. Ce sera bientôt pareil avec les journaux: tenez bien celui-ci et misez sur sa valeur à terme. Mais plus la société s’enfonce dans les sables mouvants des crises, plus les Post-it fleurissent; au point de s’être soudain imposés comme sujet d’article…

Que l’on est «so»!

Atelier de créativité, réunion entre collègues, bilan d’une campagne, développement personnel… dans l’administration, dans la formation, dans l’humanitaire, dans la vente ou dans le psy… au bout d’une heure les murs sont couverts de carrés de toutes les couleurs. Mais à y regarder de près, les phrases ou mots qu’on y a inscrits sont moins variés, et le «co» ou le «so» (ou au moins le «c») y revient souvent: appels à la «créativité», à la «coopération», bref, le lexique assez convenu de la «sociabilité», de la «conscience» et de la «compassion». On pourrait ricaner: «Quand on n’a rien à dire, ça se met sur un joli carré». Un peu dur: même les clichés en disent plus qu’il semble; mais ce serait écolo si on faisait avec le papier ce qu’on fait avec le tabac: «Think twice before writing» ou «Le papier sans recul peut tuer la pensée!».

Comme l’avis d’un copain

Le principal fabricant – «3M» – n’a pas répondu à ces suggestions, ni aux questions sur les usages que révéleraient d’éventuelles études de marché. Mais on trouve en ligne des anecdotes et des chiffres: 3M produit environ 50 milliards de Post-it par an (pas clair si c’est le nombre de feuilles ou de blocs), soit cinq à dix par Terrien de tout âge. Pis, un cadre reçoit une douzaine de messages sur Post-it par jour au bureau. En cherchant encore en ligne, on tombe aussi sur l’historique du petit billet «inventé» en 1974 et mis sur le marché en 1980. Aussi accidentel que l’invention elle-même, le jaune du modèle courant; qui se décline désormais en diverses couleurs (avec ou sans lignes) et plusieurs formats. Des chercheurs (en particulier Randy Garner) ont fait des études sur l’impact des messages par Post-it, «particulièrement persuasifs».

Derrière ne rime plus avec pierre

La marque doit son nom d’origine – «Minnesota Mining & Manufacturing – au filon minéral dont elle faisait un papier abrasif; au milieu du siècle passé, elle fut aussi connue des amateurs de musique par ses bandes magnétiques. Mais revenons à l’industrie papetière, tiraillée entre deux tendances. Nul doute, la poste n’a plus guère de lettres à distribuer, les achats se font de plus en plus sans ticket, et les jeunes ont le nez dans leur écran. Bref, l’information sur papier est en recul, malgré les tonnes de prospectus qui remplissent nos boîtes aux lettres. Pas sûr, d’ailleurs, que les écrits sans papier (ou la radio et la télé) soient plus vertueux pour le climat. Et le papier est à bien des égards un produit recyclable et… renouvelable: on ne fait pas de la pulpe avec des chênes centenaires, mais surtout avec des pins et leurs cousins. Alors s’essuyer les mains avec du «sopalin» fait-il plus de mal qu’une lessive… sans parler du «pécu» qui remplace l’eau et la pierre?

On peut faire des Quies en papier

Le cartonnage, lui, est en plein boom (voir p. ex. fastmarkets.com/market/forest-products/paper): les sacs en papier kraft sont préférés à ceux en plastique, l’emballage reste un besoin, et on a pu voir à Palexpo il y a quelques années un salon du carton ondulé aux usages inattendus: meubles ou parois, par exemple. Mais retour au Post-it, et à ses messages souvent plus plats que le support; ce n’est pas le seul cas de gaspillage dans la communication. A toute réunion, surtout si elle réunit du beau monde, les formules d’accueil et d’adieu prennent la moitié du temps de parole, et encore, elles en disent souvent plus que ce qui se raconte entre deux: qui n’a rêvé de faire dans la vie réelle ce qui est si simple avec une vidéo: d’un clic sur une touche, passer la bande en «accéléré»? Quitte à laisser intact le gage des causeurs; mais garder son pouvoir d’achat, est-ce bien écolo?

 

Boris Engelson