Céline, vers 1950.

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Le médecin devint écrivain à Genève

La naissance suisse de Louis-Ferdinand Céline

13 Juil 2022 | Culture, histoire, philosophie

Alors que la récente découverte de manuscrits et de documents que l’on croyait définitivement disparus place l’écrivain phare du XXe siècle Louis-Ferdinand Céline sous les feux de l’actualité littéraire, et qu’un inédit, «Guerre», est paru début mai chez Gallimard, il est utile de rappeler que c’est à Genève, où il vivra durant trois ans de 1924 à 1927, que le médecin Destouches deviendra l’écrivain Céline.

Lorsque le 26 juin 1924, Louis Destouches arrive en Suisse, il est âgé de trente ans et vient d’achever des études de médecine. Il a vécu la Grande Guerre, des aventures en Amérique et en Afrique, bourlingué en Europe avant de se marier et d’avoir une fille, famille qu’il laissera à Rennes lorsqu’il s’installera à Genève, pour travailler auprès de la jeune Société des Nations. Il va intégrer un bureau d’hygiène dépendant de l’Organisation mondiale de la santé, création récente de la SdN. Le Bureau d’hygiène est dirigé par un Polonais juif, le Dr Ludwig Rajchmann, humaniste et libéral, réputé pour ses travaux en médecine sociale, et qui tel un mentor va apprendre au jeune Louis Destouches la mécanique de l’institution ancêtre de l’ONU et la technique de rédaction de rapports, courriers et circulaires.
Le contrat doit durer jusqu’au 31 décembre 1927. Il est prévu de créer des bureaux régionaux en Amérique latine, en Afrique et en Océanie. La perspective de ces voyages attire Louis Destouches, qualifié dans un courrier «d’homme très intelligent et enthousiaste (…) et grand croyant des idéaux de la SdN», comme le relève Frédéric Koller dans un article du «Temps» publié le 15 août 2017.
Celui qui prendra le pseudonyme littéraire de Céline, prénom de sa grand-mère qu’il aimait beaucoup, s’installe à l’hôtel La Résidence, route de Florissant, aussi nommé Pension Mathey avant 1929. «C’est ici que se trouve ton vieux Louis. Ici, dans la ruche internationale (…). Cette fois j’embrasse des problèmes d’hygiène de belle envergure et, mon Dieu, j’aime cela», écrit-il à un ancien camarade de l’armée. Depuis Genève où il vit seul, Destouches va multiplier les missions en Europe et se rendre en Amérique et en Afrique occidentale pour tenter de développer le réseau imaginé par Rajchman à qui il écrit, depuis Cuba: «Tout cela est trop grand pour moi, il est temps de nous en aller, voilà mon avis». Lors du voyage aux États-Unis, il visite les usines Ford, dont il décrit dans un rapport très détaillé, qui sera même publié dans une revue médicale, le système de production de masse, thème qu’il reprendra dans son futur chef-d’œuvre «Voyage au bout de la nuit». Suivra, après quelques mois passés à Genève, un nouveau périple en Afrique.

Céline et Elisabeth Craig, Avoriaz 1927.

Le Docteur s’ennuie

À Genève, Louis Destouches s’ennuie. Son biographe Frédéric Vitoux relève: «Les mois passèrent donc ainsi, l’inactivité, la sédentarité et l’ennui succédèrent à l’épuisante course de la tournée américaine et européenne. Il en allait toujours ainsi avec Louis Destouches, il en sera de même avec Céline: une vie marquée par une incessante hésitation, d’une palpitation entre la course et l’arrêt, la précipitation et la torpeur, l’illusion et l’accablement, la curiosité et l’ennui, l’ouverture sur le monde et le repli tragique et solitaire sur l’écriture». Fin décembre 1925, Céline quitte La Résidence pour louer un appartement de trois pièces à Champel, au chemin de Miremont (qui deviendra «avenue» en 1931). En 1926, sa femme entame une procédure de divorce. De retour à Genève en août, après un périple africain et européen qui l’a notamment conduit à Bâle, Zurich et Berne, Louis Destouches songe à démissionner, mais ne veut pas renoncer aux avantages matériels de sa situation. Selon son biographe Yves Buin, «il mène grand train, s’est acheté un cabriolet décapotable, accumule les dettes, courtise les dames». Sans la protection de Rajchman, il aurait rencontré beaucoup de difficultés.
Mais Genève va devenir le lieu d’une rencontre déterminante et des prémices de son œuvre littéraire qui va marquer le siècle passé et le nôtre. Il fait connaissance d’Elisabeth Craig, jeune Américaine de vingt-quatre ans qui suit des cours de danse à Genève et deviendra la célèbre dédicataire du «Voyage au bout de la nuit». C’est pour la rejoindre à Paris que Louis Destouches abandonnera Genève dès le printemps 1927. Durant les premiers mois de 1927, Louis Destouches s’était attelé à écrire «L’Eglise», pièce de théâtre peu jouée, dans laquelle beaucoup de critiques littéraires ont vu une esquisse ou un prolégomène au «Voyage». Cette pièce – «L’Eglise», pour Céline, c’est la SdN – contient beaucoup d’éléments autobiographiques, mais l’intrigue ne tient pas. Elle contient aussi des éléments antisémites, expression de parti pris et de ressentiment de Céline, comme s’il avait été blessé ou humilié par des israélites. Or, tel ne fut pas le cas: «A Genève il fut plutôt un coq en pâte, choyé par Rajchman qui l’accueillit même chez lui, lui présenta sa femme, à qui la conversation de Louis plut à ce point qu’elle en redemanda», relève Yves Buin.
Haï par les uns qui ne voient en Louis Destouches/Céline qu’un antisémite virulent et un nihiliste outrancier, l’écrivain qui a vécu à Genève près de trois ans est adulé par les autres, qui ne veulent retenir que le caractère fondamentalement novateur de son écriture. En 2007, lorsqu’il fut proposé, par les animateurs du «Bulletin célinien», d’apposer une plaque commémorative sur la façade de l’immeuble de Miremont, son propriétaire, d’abord consentant, retira son accord après réception d’une lettre anonyme relevant le caractère antisémite de l’œuvre. Genève ne se souviendra donc pas publiquement du long séjour célinien en ses murs.
Parmi les manuscrits de Céline retrouvés en 2021 figurait une liasse de deux cent cinquante feuillets, révélant un roman dont l’action se situe dans les Flandres durant la Grande Guerre. Avec la transcription de ce manuscrit de premier jet, écrit quelque deux ans après la parution de «Voyage au bout de la nuit», une pièce capitale de l’œuvre de l’écrivain est mise au jour. Céline y lève le voile sur le traumatisme physique et moral du front, dans «l’abattoir international en folie». Les choses ont-elles vraiment changé, au vu de la situation en Ukraine?

Laurent Passer

«Céline», par Yves Buin, Folio Biographies, Editions Gallimard 2009.
«Guerre», Louis-Ferdinand Céline, avant-propos de François Gibault, Editions Gallimard 2022.