«C’est pas une vie!» dit le touriste; «…Pas un métier!» lui dit sa mère; et lui, se dit-il: «Je me la coule douce»?

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hors champ

La lutte des classes… de train

6 Sep 2023 | Culture, histoire, philosophie

Quand on est un vieux réac, on risque de se trouver bien seul dans notre monde de progrès. Aussi quand des amis ont des jeunes à confier pour un bout d’été, on saute sur l’aubaine de se mettre dans le coup. Et on n’est pas déçu, car même dans le train, les cadet(te)s sont plus prompt(e)s à tourner un autre monde dans leur tête qu’à coller le nez à la vitre pour voir du vrai pays. Bref, tandis que – au-dehors – défilent les vieilles pierres, la nature morte ou vive, voire les usines proprettes – au premier aiguillage la conversation bifurque vers le «capitalisme», cette «exploitation de l’homme par l’homme».

Quand Karl Marx s’en indignait, il y avait de quoi, car le XIXe siècle fut l’un des pires moments de misère ouvrière. Mais quand on traverse l’Allemagne en train moderne à travers des jardins ouvriers, cela saute moins aux yeux. Aussi demandai-je aux jeunes révolté(e)s d’illustrer leurs propos.

Les Bucoliques à l’envers
du bonheur

«Suffit de voir une caissière… est-ce une vie?»: à l’ouïe de ce cas tragique, la chanson de Serge Gainsbourg sur «Le poinçonneur des Lilas» vient tinter dans la tête. On pense aussi à la «Dame pipi» de «L’angoisse du roi Salomon» d’Emile Ajar. Mais c’est une autre histoire d’un autre train qui me revint à l’esprit: au début des années soixante, une amie de la famille – fille de célèbres intellectuels français – était venue en visite chez nous à Genève. Dans le train de Paris, elle avait partagé le compartiment d’un brave Helvète travaillant à la Migros. Elle avait tenté pendant tout le trajet – de ce temps, il était long – de faire prendre au jeune homme conscience de son malheur, son exploitation, son asservissement, voire son aliénation: sans succès… à l’arrivée à Genève comme au départ de Paris, il se sentait le plus heureux des hommes dans son emploi à la Migros! Hasard? La jeune femme était agrégée de lettres; car on croirait entendre Virgile qui – à l’inverse – jugeait les paysans heureux… «si seulement ils le savaient».
Plus d’un demi-siècle après le prêche de l’agrégée, les caissières de la Migros ont-elles enfin pris la mesure de leur «malheur réel face à un bonheur possible», pour parler comme le marxiste libertaire Henri Lefèbvre?

Le stress n’est pas où l’on croit

Le mieux est de leur poser la question: je le fais quand je peux, et à ce jour, il semble qu’elles/ils ne se sentent pas écrasé(e)s par le système. Etre caissière/er est souvent un emploi d’appoint, parfois un job d’été, et sur place dans les magasins, des rotations entre diverse tâches mettent de la diversité. Et comme souvent dans les métiers d’avant-guichet (ou chez les chauffeurs), on «aime le contact avec le public» même avec le plus mal embouché… et malgré le stress dû «aux dix choses à faire en même temps» aux heures de pointe. «Ce n’est pas le pire métier», dit un jeune qui – depuis cinq ans – alterne entre la caisse pour payer et les caisses à ranger. Quel serait le pire, à ses yeux? «Zingueur sur les toits!»; mais surprise à nouveau: un terrassier – en train de suer à grosses goutes en réparant une route en pleine canicule – se dit «le plus heureux des hommes… non, ce n’est pas un boulot d’enfer: je suis accro au métier et sans lui, je suis mort… le plus dur, parfois, ce sont les collègues!».
En écho à ces propos, ceux d’un contremaître retraité: «De mon temps sur les chantiers, pas de pause «trop chaud» ou «grande neige»… la «pause saucisse» à neuf heures soudait l’équipe… on était heureux avec vingt francs en poche»; on croirait entendre l’Aznavour de «La bohème». Même le malheur du balayeur n’est plus ce qu’il était; à la rigueur, la «nettoyeuse dans un hôtel: du matin au soir à faire les chambres avec juste une demi-heure à midi, c’est dur». On pourrait alors croire que le grand air est désormais la clef du bonheur (sauf pour le zingueur); le mou d’une grève sur le tarmac de l’Aéroport, en son temps, plaide pour cette thèse.
C’est oublier le calvaire du policier: les chiffres des suicides le montrent, c’est le métier le moins gratifiant, et là, le bourreau n’est pas le patron, mais le public. Curieux: selon une enquête, les métiers de la presse et de la comm’ sont plus stressants que ceux de la santé (zenspire.com). Et pour les retraites en France, c’est surtout le travail de nuit ou au bruit qui a été classé «pénible».

Les sados et les masos du boulot

On peut aussi se demander si tenir le guichet d’une boulangerie de famille est moins stressant, même si on se dit qu’on y œuvre à l’essor de sa boutique… ou à sa faillite. Et est-ce un crime – ou un label de qualité – d’avoir eu du succès au point de prendre de la main-d’œuvre et de finir grande entreprise? A sa manière, Woody Allen pose la question dans son film «Escrocs mais pas trop». Quant à la réduction de l’homme (ou de la femme) à une machine, la caissière moderne n’est pas la fille du Chaplin des «Temps modernes». Curieux, les serveurs dans les bistrots n’ont pas l’air non plus d’êtres brisés, malgré les heures debout à courir.
Même les gosses qui vendent dans les rues du Sud ont parfois lutté pour garder leur job quand on voulait les confiner à l’école. Aux siècles passés, pour attirer l’ouvrier au fond de la mine, on lui donnait un bon salaire, et parfois, une maison en prime. Sans doute, le travail le moins choisi et le plus dur est-il celui sur son propre lopin de terre. Mais ça, ce ne date pas du «capitalisme», qui – lui – change plus vite que son ombre du discours militant.
On peut alors finir par le rappel de cette vieille blague: «Le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme; le communisme, c’est le contraire» (voir aussi cairn.info/revue-cahiers-d-economie-politique-1-2018-2-page-13.htm).

 

Boris Engelson