Hors Champ
La fable du caféier et du cafetier
Un emploi sur une plantation, c’est mal payé par le patron, mais c’est cher payé par l’employé: voilà en gros le message que passe l’Organisation internationale du travail aux buveurs de café. Comme à chaque fois, le rôle du journaliste est de voir de plus près la part de compassion et la part de rhétorique qui s’étalaient toutes deux à un récent forum du «Vision Zero Fund» (www.ilo.org/vzf) sur la santé dans la branche.
Bien sûr, les ouvriers/ères du café ne sont pas seul(e)s à souffrir de maux physiques au travail. C’est un concours de circonstances qui a – cette année – mis l’accent de «Vision Zero Fund» sur cette denrée agricole; mais dans le thé, le blé, le riz, le soja, la canne, la tomate, le coton, sans parler de la forêt des bûcherons, on donne tout autant de soi au travail. Et les mineurs, les pêcheurs, les tisserands ou les maçons ne sont pas mieux lotis; ni même les chameliers du désert ou les chasseurs de crocodiles. A vrai dire, les cosmonautes et les cascadeurs sont encore plus exposés, tandis que dans le showbiz, on meurt souvent de peines de cœur ou plus encore d’ego sans cœur… mais là, c’est leur choix (et le «Fonds» ne s’en occupe pas).
Le bouclier, sécurité du guerrier
En maint pays, les services de santé qui protègent le peuple n’ont pas attendu le «Fonds» pour prendre des mesures. L’inventeur du chapeau de paille – si commun dans les champs des cinq continents (qu’il soit ou non en vraie paille) – fut un pionnier de la santé au travail. Il y a un demi-siècle, une maison pharma suisse a trouvé un remède à la schistosomiase, si courante dans les champs inondés d’Afrique. Par contre, il a fallu bien trop de temps pour que l’industrie minière ou celle de la construction admette qu’elle tuait son personnel par la silicose du charbon, puis de l’amiante.
C’est un pour cent vrai
En tout, ce sont «2,93 millions de travailleurs qui meurent chaque année de maux contractés au travail» (un sur dix étant un accident et neuf sur dix une maladie). C’est là que le soupçon de rhétorique trouve son premier objet, à un tel forum: comment a-t-on pu faire ce calcul à un tiers de pour-cent près? Dans le cas d’un ouvrier qui meurt d’une tuile sur un chantier, le lien causal est sans appel. Mais pour un aîné qui s’éteint un an avant la norme d’un trouble du foie, comment savoir à coup sûr si c’est dû à la gnôle de la cantine? Peu importe, ce qui compte, c’est de ressasser le slogan «La vie, c’est capital»: ne le savait-on pas, quand on forçait des ouvrières à entrer dans une tour branlante à Dhaka (le drame du Rana Plaza fut l’acte de naissance du «Fonds»; mais l’Organisation internationale du travail s’occupe depuis toujours d’accidents et de santé).
Que de sueur dans une tasse
Mais ce n’est pas une raison pour laisser l’ouvrier du café à son sort; d’autant qu’un film au «Forum» montrait les lourds sacs que devraient emporter ces hommes (voire ces femmes) victimes d’un double malheur: leur tâche est dure, et leur job précaire. Le travail de la terre est saisonnier, bien plus que dans l’élevage; les travailleurs y sont donc loués plus qu’employés, et viennent souvent de l’étranger tenter leur chance. Même s’ils ne relèvent pas du travail «informel» au sens des marchands de rue ou des artisans de village, ils ont un statut à peine plus formel.
Enfant martyr ou ado gâté?
Le Forum a surtout attiré des gens à la maison de l’Avenue Appia, alors que l’Ecole hôtelière ou les courtiers de Cargill y eussent été à leur place. Le journaliste s’y sentait donc comme un ethnologue dans une tribu ayant ses rites et sa langue. Quand un expert du dehors prenait la parole, on sentait d’emblée à son ton qu’il n’était pas du club «Tripartite» (Etats, employeurs, syndicats). Qui aime les jeux de rôle bien rodés: ainsi un (brillant et sympa) avocat de la cause ouvrière clamait que «sur le terrain, on sait ce qui cloche depuis la nuit des temps; mais il manque une chose à ceux qui veulent y mettre fin: le pouvoir!».
Un manchot à forte poigne
Mais est-il vrai que Lula – le gréviste qui devint président – ou les gauchistes Chavez – celui du vignoble et celui du pétrole – ou les enfants du héros Giap à Hanoï… ou encore les casseurs de flics de Béziers… ou les prospères coopérateurs agricoles d’Europe… soient des gens sans pouvoir? D’ailleurs une experte venue de Madagascar a taquiné le «Fonds» qui veut réduire les maux à zéro: «Quand l’Organisation nous a approchés, nous nous sommes d’abord dit que nous avions déjà un système de santé pour s’en occuper».
A quoi bon la décolonisation?
On ne va pas suggérer que sa «nouvelle stratégie» – comme la nomme l’Organisation internationale du travail – lui serve surtout de faire-valoir. Car elle permet des progrès certains, en matière de normes, de contrôle, et peu à peu, de finance. Les pays à caféier l’ont apprécié: tant au Vietnam (coincé entre les Montagnards oubliés et le commerce privé redécouvert) qu’en Ouganda ou au Myanmar, et même dans le grand Brésil. Ça va sans dire, et ça irait encore mieux sans le dire à coup de formules ressassées sur les «profits pour les deux parties» à condition de «pousser à l’engagement» d’une «coalition des bonnes dispositions» basée sur une «démarche inclusive». Or, si le problème existe encore trois quarts de siècle après la décolonisation (avec «36 pays sans la moindre sécurité sociale»), ce n’est pas qu’une question de bonne volonté.
Millei contre Péron
On l’a dit au Forum par inadvertance: ces ouvriers qui prennent des risques sur leur santé le font en raison du «chômage endémique» de la région. Chômage auquel, pour l’instant, les amis du peuple même les plus radicaux n’ont pu mettre fin. Alors à faire du travail informel un emploi formel, on risque de laisser sur le carreau les plus précaires. Car dans un pays à chômage, des jobs plus sûrs attireront du monde, et face à la file d’attente, les employeurs seront dépassés. Pour les dédouaner, des écoles vont fleurir pour fournir des «certificats de précarité patentée»; de leur côté, les employés vont placer leurs cousins et copains. L’Argentine comme l’Egypte ou l’Afrique du Sud ont vécu de tels scénarios, en tout ou en partie.
Seuls les légumes s’y trouvent bien
Mais peut-être est-on en retard d’une guerre sociale: «Avec un climat plus chaud, on va de plus en plus faire des cultures sous serre», a dit au Forum un médecin américain qui aime bien parler non juste de ce qui marche, mais «de ce qui ne marche pas… c’est encore plus utile». Or on a très peu étudié à ce jour la santé des ouvriers des serres, déplorait-il.
Etre vieux et pauvre: une maladie mortelle
Retour au point de départ: travailler sans assurance contre les maladies et accidents du travail est… inhumain (issa.int). D’ailleurs, les «mutuelles» furent de tout temps le ciment des associations professionnelles. Dans un pays pauvre, elles ne peuvent certes faire face aux coûts d’une opération à cœur ouvert ou d’une chimie anticancéreuse de pointe: il faut alors une plus large solidarité mondiale. Mais que les chanceux paient pour les malades est une chose; que les pays riches paient pour les pays pauvres en est une autre: là, quelle est la juste quote-part? Et – hormis le cancer du poumon -, quelles sont ces maladies qui tuent l’employé à petit feu mais à grand coût? Ce ne fut pas dit en clair, mais Hors Champ suit la chose et vous tiendra au courant.