hors champ
La dialectique peut-elle casser des briques?
Les gens de cœur et de raison salivent dès qu’on parle «culture», «école», «santé», «humain»… et font la moue quand ils entendent «banque», «commerce» voire «industrie». De douloureuses expériences ont suscité chez le soussigné une méfiance envers les clergés des bonnes causes. Aussi ne manque-t-il jamais le Forum Public de l’Organisation mondiale du commerce, même s’il se tient en même temps que le Conseil des droits de l’homme. Mais cette fois, le septembre genevois a fait encore mieux qu’un Forum du commerce: on a eu – à l’Hôtel Président – le Congrès des Ingénieurs conseils (fidic.org); ce que font ces gens se voit sans long «plaidoyer»… une rareté dans la Genève Internationale.
En saison, les citoyens engagés se massent souvent devant le bâtiment William-Rappard pour dénoncer les vilenies et l’opacité de l’Organisation du commerce, sans se rendre compte qu’au Forum, la moitié des tables rondes sont menées par la «société civile». On verra a la fin de ce texte la seule séance du Forum que l’horaire, le hasard ou le thème a mis au menu de votre reporter. Le congrès de la Fidic – dont on n’a aussi suivi qu’une ou deux séances – est plus parlant d’emblée.
Mieux que Lego et Meccano
La séance dont on parle ici fut un vrai plaisir des yeux, car on y montrait des chantiers phares de l’ingénierie. Un pont au Chili pour relier une île au continent, une zone insalubre au Ghana reconvertie en espace vert, une futuriste centrale à fusion nucléaire en France, et bien sûr des méga projets en Chine ou dans le Golfe. Aux Etats-Unis, on assiste à la refonte de toute une ville: Springfield en Illinois. Le lecteur peut en trouver à son tour des images en ligne après avoir jeté un coup d’œil au site du congrès. Mais ici on n’a pas pour but de faire crier des «Oh!», des «Ah!» ou des «Wow!» face à ces réalisations palpables.
Il n’y a pas de sot métier – pas même celui de donneur de leçons (quoi qu’en dise Le Chat de Philippe Geluck) – et à l’inverse, les ingénieurs ont aussi leurs travers: suffit de voir les désastres de Vale au Brésil, ou l’horreur architecturale de… l’école d’archi au Poly. N’empêche, il en faut des savoir-faire pour mener à bien ces constructions! C’est d’ailleurs pour cela que même des ingénieurs qualifiés ont besoin de collègues «conseils»: quand il est dépassé par telle ou telle question pointue, un ingénieur peut trouver auprès de sa fidèle Fidic le nom d’un confrère ou d’une consœur expert(e) en la matière. Et on a déjà vu dans ce journal – à propos d’un autre congrès (bimdaygva.ch) – comment l’informatique avait changé la conduite de projet (ce qui n’empêche pas les aînés – même ceux d’Autodesk présente au congrès – de se méfier du goût de leurs cadets pour tout joujou techno). «Nous n’avons pas assez de formation en gestion» était d’ailleurs une rengaine à l’Hôtel Président, où on se plaignait – là comme ailleurs – de trop travailler «en silo».
Plus y’en a, plus ça aide
D’autres choses changent dans le métier avec le temps: les restrictions budgétaires (et la hausse des coûts «de 50%» suite à la Covid), qui forcent les ingénieurs à devenir des «communicateurs» pour défendre leurs projets face au public et à ses ministres. Défendre, mais pas bec et ongles: les ingénieurs conseils savent que l’esprit de «lobby» est souvent de mauvais… conseil. A l’Hôtel Président, une séance annexe sur les questions vertes s’est tenue en tandem avec le Wildlife Fund. Sans doute la mutation la plus «sociétale» de l’ingénierie est l’évolution des motivations.
Aux XIXe et XXe siècles, «ingénieur» était le métier phare; on le voit encore dans des romans, des bédés ou des films. Ferdinand de Lesseps «coupait des continents», la fille de Jivago a «fait ça» (sa main montrant le barrage en travers du fleuve), et la fusée de Tournesol a coupé court au «zouave» de Haddock… sans parler de Gustave Eiffel qui incarne Paris pour l’éternité. La passion de l’ingénieur habite encore certaines familles; à preuve, cette scène dans le bus à Genève: un père qui apprend à son fils les chiffres en russe et en turc, rêvant sans doute de le voir un jour à la tête de sa boîte (il n’avait pas de carte de visite, mais adaventis.com dit là aussi sans paroles ce qu’il fait). Pour une carte de visite, les «experts» en droits de l’homme ou en communication climatique ont plus la cote: une blague le dit… ce sont les trous dans le fromage qui lui donnent son prix. Et c’est là qu’on revient à la table ronde du Forum du Commerce.
Eva Perón, employée ou artiste?
Ladite table ronde mettait en cause le mythe des «services» qui seraient «porteurs d’avenir» par leur forte «valeur ajoutée»… en regard de l’industrie et à plus forte raison de l’agriculture. Pour une fois, on a regardé les métiers réels et non les services mythiques: le premier orateur a demandé «quoi de commun entre un vendeur de frites ambulant et un scénariste ou un ingénieur?». Mais quid de «l’artiste», qui fut plus une ombre qu’un acteur au débat: rend-il un «service» et quelle est sa «valeur»? Pour les bureaucrates – même ceux ou celles de la «société civile» – la valeur se mesure au salaire: la deuxième oratrice – une Argentine proche de l’Organisation internationale du travail – ne voyait pas d’horizon au travail en dehors du salariat; qu’on soit dans le secteur primaire, secondaire ou tertiaire.
Mais, pour voir au-delà de l’horizon, mieux vaut être indépendant (surtout dans le «conseil»); et un(e) artiste – dans les services par ses romans ou ses chansons, dans l’industrie par ses sculptures ou ses vêtements – n’est-il pas par nature un «indépendant»? Un(e) salarié(e) peut diriger Le Louvre ou l’Unesco ou œuvrer à la Fac de lettres, mais un Zola ne peut être qu’un «précaire» (ou alors salarié dans un autre champ, comme Kafka). On sait que Lénine voyait en l’écrivain un «ingénieur des âmes»: pourtant, si une chose donne aux médias leur raison d’être, c’est d’ouvrir un espace entre l’esprit technique et artistique.