HISTOIRE - Un livre pour le 150e anniversaire
Henri Guisan, figure tutélaire
La Suisse fête cette année le 150e anniversaire de Henri Guisan (1874-1960). Dans une époque oublieuse, pour ne pas dire amnésique, l’ouvrage «Le Général Guisan (1874-2024) et le Peuple suisse», de l’historien Jean-Jacques Langendorf, entend rappeler ce qu’il a incarné pour le pays lors de la Guerre de 1939-1945 et de la mobilisation générale, à savoir l’esprit de résistance, sous des formes diverses, d’un petit pays neutre entièrement encerclé par de redoutables dictatures, national-socialiste au nord et fasciste au sud.
Dans son avant-propos, Jean-Jacques Langendorf montre combien la situation mondiale, et par contrecoup celle de la Suisse, s’est assombrie ces dernières années et combien un recours à «l’esprit de Guisan» est de nouveau devenu nécessaire, esprit que résume la belle devise de Guillaume Ier d’Orange-Nassau: «Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer». Ce livre bienvenu rappelle donc cette période importante de l’histoire suisse, fait le portrait d’un homme exceptionnel (depuis 2022 la personnalité préférée des Suisses), dans un pays alors entouré d’Etats totalitaires ou occupés, et pose une question essentielle: aujourd’hui, devant les défis de l’avenir, quel Guisan avons-nous? Ne devrions-nous pas retrouver cet esprit de résistance en notre époque contemporaine si difficile?
Jean-Jacques Langendorf est historien et écrivain, directeur de recherche à l’Institut de stratégie comparée de Paris. On lui doit de nombreux ouvrages, dont «Le Général Guisan et l’esprit de résistance» (avec Pierre Streit) et «Capitulation ou volonté de défense?», publiés aux Editions Cabédita. Il a bien voulu répondre aux questions du Journal de l’Immobilier.
– Depuis 2022, le Général Henri Guisan est la personnalité préférée des Suisses: comment expliquer cette position d’un personnage historique disparu depuis plus de soixante ans?
– La surprise fut grande lorsqu’on découvrit, suite à un sondage, que Guisan, après des décennies, demeurait le personnage préféré des Suisses, alors qu’on avait misé sur beaucoup d’autres, sauf sur lui. Un tel résultat démontrait d’abord une pérennité de la mémoire. Et si Guisan n’était pas oublié, du moins des générations de plus de cinquante ans, c’est parce qu’il avait incarné l’esprit de résistance, au même titre qu’un Churchill ou qu’un De Gaulle. C’était l’homme qui n’avait pas eu peur et avait su agir, très souvent hors de cette collégialité si chère aux Suisses et qui se retrouve, en grande partie, démonétisée en temps de guerre. Et puis le côté humain du personnage, proche de ses troupes, son côté «père protecteur», a certainement joué un rôle.
– En quoi Henri Guisan incarne-t-il l’esprit de résistance?
– Il faut se remettre en tête ce que fut l’été 1940: l’armée française, considérée comme la première du monde et dont les Suisses considéraient que, dans le pire des cas, elle pourrait les assister, s’effondre en quelques semaines et la Suisse se trouve entièrement encerclée par des puissances relativement hostiles, le Reich allemand national-socialiste et l’Italie fasciste, qui de plus se sont alliés. Si la Wehrmacht avait mis en œuvre son plan Tannenbaum qu’elle avait élaboré pour l’invasion de la Suisse, cette dernière n’aurait certainement pas pu résister plus d’une semaine. Il a donc fallu que Guisan trouve, dans les plus brefs délais, une parade. Il s’est agi de profiter des avantages d’un terrain difficile en le fortifiant au maximum et de créer un réduit alpestre, le Réduit comme on l’a nommé, capable de s’opposer aux avances ennemies. Et de faire payer très cher aux Allemands leurs éventuels succès. Ensuite, il s’est agi de renforcer le moral de l’armée, donc aussi de la population, car alors les deux se confondaient, en réunissant ses officiers, le 25 juillet 1940, sur la prairie historique du Grütli, pour leur délivrer un message de résistance. C’est dans cette perspective qu’on peut parler d’esprit de résistance.
Certes, Guisan a commis des erreurs, car l’homme d’action en commet toujours, sinon il n’y aurait plus d’action. Il a entre autres trop misé sur l’armée française et pris à son égard des engagements peu compatibles avec la neutralité, engagements qui s’avérèrent éminemment dangereux pour la Suisse lorsque les Allemands en découvrirent la teneur, dès l’été 1940.
– En quoi la situation actuelle de la Suisse appelle-t-elle un esprit de résistance tel que l’a incarné le Général Guisan?
– Durant la Guerre froide, la Suisse était confrontée à des données stables. On savait où était l’ennemi, on savait sur qui on pouvait compter. Désormais tout est devenu plus fluctuant, plus incertain; des alliances nouvelles se sont nouées, des acteurs nouveaux sont apparus, qu’il s’agisse des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ou des Houtis (islamistes yéménites). Enfin une guerre majeure se déroule en Europe. La Suisse doit conserver une stricte neutralité, sans tomber dans le piège du moralisme et des bons sentiments. Elle doit se montrer fermement décidée à défendre ses points de vue face aux prétentions de l’Union européenne; enfin, elle doit cesser de vouloir jouer la bonne fille, gentille à l’égard de tous. En outre, elle ne doit pas négliger, comme elle l’a fait jusqu’à maintenant, sa défense nationale. Cela serait déjà là une forme d’esprit de résistance.
– Comment, par quels moyens, faire mieux connaître la figure du Général Guisan?
– Un film, qui pourrait être partiellement de fiction, comme le «Oppenheimer» de Nolan, serait la meilleure manière de le faire. Livres, conférences, expositions seraient une autre méthode, mais je doute que leur portée soit très grande.