Guillaume le Conquérant (1027-1087).

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La CIA n’a rien inventé

Guillaume le Conquérant et ses espions

28 Sep 2022 | Culture, histoire, philosophie

L’espionnage, les opérations secrètes et la désinformation existent depuis l’Antiquité. Souvent négligé dans l’historiographie, peut-être faute de sources, le rôle du renseignement s’est souvent avéré capital. A cet égard, l’exemple des Normands lors du débarquement en Angleterre en 1066 est révélateur.

Lorsque le roi d’Angleterre, Edouard le Confesseur, mourut en janvier 1066 sans descendance, une guerre de succession éclata. Le défunt avait promis un peu légèrement la couronne à plusieurs grands seigneurs, dont Guillaume, puissant duc de Normandie. Un autre prétendant, Harold Godwinson, comte de Wessex, prit tout le monde de vitesse et se fit couronner roi. A cette époque, les Normands avaient infiltré toute l’administration au plus haut niveau. Le secrétaire privé du feu roi, son chapelain et son maître écuyer étaient des informateurs. Il en allait de même dans le clergé, avec trois évêques – dont celui de Londres – et un archevêque.

Mouvement nordique

La chancellerie royale comportait au moins trois «honorables correspondants». Le duc Guillaume était bien décidé à faire valoir ses droits, mais la marine et l’armée anglaises étaient fortes et bien entraînées; il fallait donc soigneusement préparer l’opération. Guillaume décida de susciter des diversions en envoyant des émissaires secrets négocier avec le roi de Norvège Harald III qui, lui aussi, prétendait que la couronne d’Angleterre lui revenait. Il l’encouragea à débarquer avec des troupes au nord de l’Angleterre. Quant au propre frère d’Harold, Tostig Godwinson, fâché avec son frère, il s’était rapproché des Norvégiens, mais également des Normands.
Avec une escadre, il devait piller les côtes orientales d’Angleterre, attirant ainsi une partie de la flotte anglaise loin de la Manche. Enfin, pour mettre le «bon droit» de son côté, le duc demanda que cette succession soit soumise à l’arbitrage du pape. Dès son arrivée au pouvoir, Harold chassa un bon nombre de «Normands» des postes clefs, ainsi que les présumés traîtres… mais ils en restait encore. Il suffit pour s’en convaincre de dire que la veuve d’Edouard et même la propre sœur du roi Harold renseignaient Guillaume. Harold chercha aussi à connaître les intentions des Normands. L’un de ses agents fut capturé mais, au lieu de l’éliminer, le duc lui fit visiter son camp et lui montra les préparatifs du débarquement, ajoutant qu’il comptait se rendre en Angleterre d’ici une année. Renvoyé en Angleterre, l’espion raconta tout au roi Harold, encore sceptique. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui la guerre psychologique.

Désinformation

En mai 1066, le souverain apprit que le roi de Norvège Harald III rassemblait des navires et des troupes et que son propre frère Tostig attaquait l’est du royaume avec une escadre. Cette fois, il prit la menace au sérieux, étant également informé que les préparatifs normands étaient presque terminés. Mais le mystère persistait sur le lieu et la date du débarquement. Une situation qui rappelle (en sens inverse) celle de 1944, où les Allemands savaient qu’un débarquement allait se produire, mais ni où ni quand. Le 8 juillet, Harold mobilisa l’armée et les milices, car il avait reçu des informations annonçant l’imminence du débarquement normand. Cependant, rien ne se passa, car il s’agissait d’une «intoxication» normande!
Guillaume savait parfaitement que l’armée anglaise, mis à part la garde royale et quelques centaines de mercenaires. ne pouvait être mobilisée plus de deux mois. De fait, début septembre 1066, Harold dut démobiliser. Les Normands continuaient à souffler le chaud et le froid, faisant croire que, l’hiver approchant, l’opération serait remise à l’année suivante. Dans le même temps, Guillaume ordonnait à sa flotte de quitter Dives-sur-Mer en pour rejoindre Saint-Valery-sur-Somme, port qui lui permettait de traverser la Manche en une nuit. Le 20 septembre 1066, les Norvégiens débarquèrent au nord de l’Angleterre. Harold remobilisa son armée, monta à marches forcées pour les surprendre et gagna la bataille à Stamford Bridge le 25 (Harald III et Tostig furent tués). Sachant les Anglais occupés au nord, la flotte normande appareilla dans la soirée du 27 pour débarquer le lendemain à Penvensey, sans difficulté.
A York, Harold en fut informé le 1er octobre et décida aussitôt de revenir précipitamment à Londres. Sous prétexte de chercher un compromis, Guillaume envoya un émissaire à Harold espionner le camps anglais. Harold eut la même idée, mais deux espions anglais furent capturés. Le duc leur fit visiter son camp pour montrer sa puissance, puis les renvoya vers son rival, le but étant d’affaiblir le moral des troupes anglaises déjà fatiguées par la bataille contre les Norvégiens et les longues marches. Bien entendu, les agents de Guillaume continuaient de rapporter des informations sur l’armée anglaise (effectifs, moral, vitesse de marche, etc.). La rencontre eut lieu à Hastings le 14 octobre et les Normands remportèrent une victoire totale. Harold fut tué. Bien sûr, l’issue de la bataille aurait pu être différente, sait-on jamais. Mais Guillaume avait méticuleusement préparé cet affrontement pendant des mois. Le jour de Noël 1066, il se faisait couronner roi d’Angleterre en l’abbaye de Westminster.

 

Frédéric Schmidt

A lire:
«Les services secrets au Moyen Age»,
par Eric Denécé et Jean Deuve,
Editions Tallandier, 2022.