hors champ
Faire le point en contrepoint
Il y a un temps pour donner de l’info, un autre pour en faire l’analyse, un autre encore – surtout au moment de passer le témoin – pour rappeler le pourquoi des deux. On ne sait jamais d’avance quand une plume cessera d’écrire: l’auteur peut perdre une main, ou le média fermer boutique. Une chose est sûre: chaque jour est un jour plus loin du début et un jour plus près de la fin. Alors cette fois, on va faire le point de Hors Champ.
Dans cette page – certains lecteurs s’en étonnent – on s’en prend souvent aux milieux de la culture, des mandarins, du plaidoyer… alors que les gens bien partent chaque jour à l’assaut du grand capital, des partis populistes, des fausses nouvelles. Pourquoi cette ligne étrange alors que les évidences sont en faveur des milieux savants et sociaux?
Parler, un abus de
pouvoir?
Foin de théories, la réponse s’est trouvée à l’endroit le moins attendu: à La Comédie! Ça s’est passé comme dans le film «Le goût des autres»: un petit patron est convié au théâtre contre son gré et découvre dans Racine le miroir de sa vie. De même à La Comédie avec un couple sur scène: lui, prof de philo engagé; elle, vendeuse qui a mis le reste de sa vie à se dégager du prof engagé. Au débat après le spectacle, l’auteur (Marc Lainé) a admis que sa pièce pouvait être lue des deux yeux: l’un – celui du théâtre genevois qui l’a invité – y voit surtout la prolétaire qui ne se paie pas de mots jusqu’au bout; l’autre, celui du préfet libéral qui a soutenu la pièce et y voit une satire des planqués de gauche. Là, on est en plein dans le dilemme énoncé d’entrée plus haut sur le choix de l’ennemi principal: le patron qui vole tout ou l’intello qui sait tout?
La religion a changé de bord
Des soucis personnels vécus ces jours face à des milieux très friqués ont failli rendre le soussigné aux amis du peuple et gens sensés qui donnent le ton aux quatre coins de la Cité. Du Palais des Nations à la Maison des associations, des Maisons de quartiers aux Bibliothèques municipales, de la Maison de la paix au Club de la presse, de la Haute école d’art au festival «Imagine Demain» à l’Uni, du Musée d’ethnographie à Cité Seniors, de la Librairie du Boulevard au festival Filmar ou même à la Fête de la musique, de la Tour télé au journal «Le Courrier» voire au «Temps» et même aux Eglises et au Grand Théâtre, le visage change mais le croisé reste: pour parler comme certains slogans qu’on trouve au petit coin, c’est woke dur ou woke mou pour mettre le lib au trou.
Dubo Dubon Dubonnet à la sauce rouge
Un cas parmi mille: pour son festival Histoire & Cité, l’Université a choisi cette année comme thème, en relais du Muséum, les animaux. Au programme entre autres, une causerie aux Bains des Pâquis: sur la jetée, je cherche le lieu précis… j’entends «genre»… «décolonial»… «climat»… «égalité»… «intersectionnel». En clair, j’avais trouvé l’endroit où parlait une affable mais vive «chercheuse», dont la thèse a le mérite de la clarté: tous les maux du monde viennent de l’Occident… la souffrance animale, la violence coloniale, l’exploitation sociale, la vanité machiste… seule la masse des comètes venant d’ailleurs. Le livre de ladite chercheuse (pris à la bibli) est tout aussi beau dans la forme, mais outré sur le fond. Pourtant, «vous pouvez douter, mais tout ceci est très bien étayé par la recherche». On trouve lesdits étais dans l’interminable mais unilatérale bibliographie à la fin du livre, où Johann Chapoutot semble un plus grand expert des animaux qu’un Emil von Behring.
La culture n’a pas horreur du vide
Johann Chapoutot est l’homme providentiel pour remplacer Jean Ziegler encore mieux que Dominique: spécialiste du nazisme, parlant l’allemand à fond, il a eu droit à une promotion hors pair ce printemps. On l’a entendu au Salon du livre, chez Payot, et à Uni Dufour; soutenu par le corps professoral et des politiciens rouges et verts. Son dernier livre met – à propos de la prise de pouvoir d’Hitler – toute la faute sur les «irresponsables» de droite, n’en voyant pas un seul à gauche. A-t-il raison? D’autres livres disent le contraire, surtout ceux des savants allemands ou des témoins directs. Ce n’est pas au soussigné à trancher, mais les journalistes qui – en France – ont voulu dialoguer avec Chapoutot sont tombés sur un mollah à la Mélenchon: mais à Uni Dufour, à Palexpo… nul n’en a touché mot. Assez pour Chapoutot; pour l’égalité genre, une Salomé Saqué est de même portée aux nues ce jours. Mais dans tous ces temples du savoir, même le simple intitulé des colloques publics est un parti pris: le «complotisme» n’est pas que «de droite», même si le savant venu parler de Sparte à l’Uni est à même de nous prouver ce que dit le panneau sur le porche. La Radio-télé publique n’est pas plus «multilatérale» quand elle se croit entre camarades: au Festival du film des droits humains, elle s’est montrée «encore plus sainte que Toussaint»… au point que même les profs de gauche dans la salle ont dû la recentrer.
Le tronc des pauvres fait-il du bien?
Quant à être «libéral» même sans l’accablant «néo», c’est folie: «Quiconque tente de se mettre en travers de la vague woke est sûr de perdre son poste: Irène Challand l’a appris à ses dépens», affirme un cinéaste qui reste discret. Car c’est si simple d’avoir l’air savant et social en étant dans le vent: même le récent colloque sur la philanthropie a surtout servi à se placer. La directrice de l’Institut (des Hautes études internationales et du développement), pourtant jusqu’ici résistante discrète, a capitulé: ayant relu Polanyi, elle a conclu que son devoir était de «s’engager» (on verra si la nouvelle présidente fait contrepoids). Pourtant, la philanthropie est le lieu de toutes les ambiguïtés et de tous les arrivismes. Les «riches» donnent déjà en salaires, en impôt, et jadis, ce qu’ils donnaient en plus, ils avaient le droit de lui laisser leur marque. Désormais, un Rothschild ou un Odier doit donner sur catalogue des bonnes causes vertes ou rouges.
Qui ose défier les amis du peuple?
Bref, on est en guerre «asymétrique»: «Plus on est radical, plus on est lucide» affirmait ces jours un jeune chercheur à un colloque à la Maison de la paix. Lucide, ça reste à voir, mais gagnant, c’est sûr, car si le machisme est dénoncé, le libéral est méprisé comme un eunuque. Une tradition tenace: jadis quand les maoïstes avaient la cote, un Simon Leys a été disqualifié sans appel. Et de nos jours, sans le «genre» ou le «colonial», quel sujet de thèse peut se trouver un doctorant? C’est ainsi que les phares de la science comme les Universités de Cambridge ou de Columbia voient leur prestige sombrer: on ne parle que de ça en ligne. Mais on disait au début que le réflexe de Hors Champ – laisser la critique du grand capital aux médias qui le font si bien et faire pareil envers les bien-pensants qui s’en sortent trop bien – avait ses limites.
Gaillard cerne mieux les quantas
D’ailleurs de nos jours, la question n’est plus gauche ou droite ni esprit contre matière, mais pensée unique… qui – on l’a vu plus haut au début – passe plus vite sur la voie d’urgence si elle prend des accents de gauche. Ou mieux, des accents de science: quand on lit – sur les écrans dans le tram – que la physique quantique permet d’être à deux endroits à la fois mais qu’il n’y a qu’une adresse pour le comprendre, le mandarinat scientifique ramène les quantas à l’étable. Car peu de jours plus tôt en France voisine, un autre as de la physique faisait l’inverse: le roi du paradoxe Etienne Klein voit dans la matière surtout de quoi «contredire», pour prendre au pied de la lettre un de ses derniers livres. Enfin, un autre exemple de pistes brouillées entre les matérialistes et les idéalistes se trouvait à un récent salon mêlant pépites et artistes «ouvert au public»: un tandem qu’aucun média ne peut défier sans risque… alors on s’en tient à une image codée.