Karim Duval.

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L’humoriste Karim Duval

«En utilisant le franglais, on cherche à montrer qu’on est au-dessus des autres»

29 Juin 2022 | Culture, histoire, philosophie

L’humoriste Karim Duval a l’art d’interroger avec humour la novlangue en usage dans les entreprises – un univers que cet ingénieur diplômé de l’Ecole Centrale connaît bien – et notamment son recours névrotique au franglais.

– Vous vous présentez comme «Franco-Sino-Marocain». Qu’entendez-vous par là?
– Ceci: mon père est franco-marocain. Ma mère est chinoise, originaire d’une famille qui avait immigré en Polynésie française. Cela fait donc de moi un Franco-Sino-Marocain. Ce n’est visiblement pas banal, et cela m’a permis d’en faire un premier spectacle: «Melting Pot».

– Où avez-vous grandi et quelle est votre langue maternelle?
– J’ai grandi à Fès, au Maroc. Mes parents me parlaient français, tandis que ma grand-mère et ma nounou me parlaient arabe, ou plus exactement le darija, un dialecte marocain. Si bien que je suis devenu bilingue.

– Cela ne vous a visiblement pas empêché de réussir de très bonnes études…
– J’étais en effet assez bon élève à l’école et au lycée français, au Maroc. A 18 ans, je suis venu en France pour entrer dans une classe préparatoire à Versailles, puis j’ai intégré l’Ecole Centrale, à Paris. Un vrai premier de la classe!

– C’est alors que vous êtes devenu ingénieur et que vous avez découvert le monde étonnant de l’entreprise – notamment sa novlangue…
– Je me suis en effet retrouvé dans une société d’informatique de Sophia-Antipolis, spécialisée dans les réservations pour les compagnies aériennes, un secteur qui recourt beaucoup à l’anglais. Mais comme nous étions une majorité de Français, c’est en réalité une espèce de franglais épouvantable que nous pratiquions au quotidien. C’était déjà assez drôle, mais j’ai trouvé mieux encore en effectuant une mission chez Airbus pour Accenture, le cabinet de… consulting (désolé, ça s’appelle comme ça!). Là, c’était la double dose! A mon insu, j’ai stocké de la matière pour des sketches pendant des années…

– Est-ce ainsi qu’a commencé votre prise de conscience linguistique?
– Sans doute. Avant cela, je n’avais aucun recul sur la novlangue. Cela est venu par la suite. Pour mon second spectacle (l’actuel, «Y»), je me suis intéressé à la génération Y (la mienne, née entre les années 1980 et 2000), soucieuse de trouver du sens à un travail qui, du moins au bureau, fait souvent appel à cette novlangue et plus généralement à des concepts abscons. Cela donne parfois un côté risible à ces postes, mais révèle surtout un phénomène sociologique souvent observé par le passé…

– Lequel?
– Ce recours au franglais marque évidemment une volonté de distinction: en employant des mots anglais, on cherche à montrer qu’on est au-dessus des autres. C’est du Pierre Bourdieu! C’est d’ailleurs pour cela que le franglais se renouvelle tout le temps. Par exemple, j’ai l’impression qu’en 2022, «debriefing» ou «je te rappelle asap» (ndlr: abréviation de as soon as possible, «dès que possible») sont déjà dépassés! Un «metaverse-compliant» ferait davantage son petit effet en réunion, même si – surtout si – tout le monde ne comprend pas ce que vous voulez dire. C’est le but, dès lors que vous cherchez à vous distinguer! Il faut savoir que certains cabinets de conseil organisent des réunions dont l’objectif est de se mettre d’accord sur la définition de termes anglais ou franglais!

– Comment quelqu’un comme vous, qui aviez le CV, l’expérience et le salaire d’un cadre supérieur, avez décidé de critiquer ce type de comportements, au risque de paraître ringard?
– D’abord parce que j’y ai trouvé une source d’inspiration, mais aussi parce que cette prétendue sophistication du langage, sous couvert de bienveillance, masque parfois une véritable violence, sans même avoir recours aux anglicismes. Désormais, on ne licencie plus quelqu’un, on lui permet de «donner un nouvel élan à sa carrière». Quel cynisme! Il y a aussi une forme de mépris social derrière ces comportements, car ce sont toujours ceux qui n’ont pas réussi dont on se moque: les campagnards, les étrangers, ceux qui «parlent mal». On sent une forme de suffisance chez certaines personnes qui, à travers le franglais, croient incarner la réussite, le «bien»… ce fameux «bon goût»! J’ai eu envie de remettre en question ces personnes-là et de dire à ceux qui ne maîtrisent pas ce langage: «N’ayez pas de complexe d’infériorité. Ceux qui prétendent bien parler ne sont pas moins ridicules que vous, au contraire. C’est vous qui parlez normalement!». Comme le dit mon professeur de franglais: «On est fluent en franglais … quand on ne sait plus ce qu’on raconte».

– Votre origine familiale vous rend-elle plus sensible que d’autres à la diversité culturelle?
– Comme toute personne bilingue, probablement. D’autant qu’en dehors de l’arabe et du français, j’éprouve un réel plaisir à parler l’espagnol, car j’ai vécu en Espagne pendant quelques mois, et l’anglais, bien sûr (surtout en réunion!).

– Pas le mandarin?
– Non, car ma mère parle une autre langue chinoise (le «haka»), qu’elle n’a pas pu nous transmettre, loin des siens. J’ai bien pris quelques cours et suis allé à Pékin, mais ce n’est pas suffisant. En revanche, mon père était professeur d’anglais et il était très exigeant, notamment en matière d’accents. Avec lui, il fallait distinguer celui de Londres, celui d’Ecosse, celui d’Irlande, etc. C’était plus important que de bien connaître les verbes irréguliers! A ce propos, je suis étonné par le manque total d’efforts dans ce domaine de la plupart des Français, y compris ceux qui recourent aux anglicismes. Pour moi, cela traduit un manque total d’ouverture culturelle. J’en ai fait une vidéo d’ailleurs («I speak English. BullShit English»*).

– D’où une autre terrible formule de votre professeur de franglais: «Be french, be authentic!» (soyez français, soyez authentique!)…
– Oui. Car je suis également frappé par le recours systématique à l’anglais de la part de ceux qui cherchent à se donner une dimension internationale qu’ils n’ont pas. Combien de start-ups donnent à leur société un nom anglais, alors que la boîte n’est même pas certaine de faire ses preuves dans le Poitou? Cette attitude traduit un complexe d’infériorité que je trouve affligeant. Car ce que l’on ne voit pas, c’est que cela nous conduit vers une forme de standardisation culturelle. Et ce constat ne vaut pas seulement pour le français face à l’anglais; le phénomène est le même pour les langues régionales réprimées par la France – je ne vous apprends rien! Uniformiser les langues est toujours une forme de régression…

 

propos recueillis par MICHEL FELTIN-PALAS

 

Cette chronique de Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef de «L’Express» à Paris, est reproduite avec l’autorisation de l’auteur et du magazine. ©Michel Feltin-Palas/ lexpress.fr/ juin 2022.

 

Pour regarder
«I speak English. BullShit English» sur YouTube :