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CULTURE - Les chaises de Thierry Barbier-Mueller

Collection romande en vedette à Leipzig

15 Mai 2024 | Culture, histoire, philosophie

Leipzig: cité de la musique et des arts, où est né Wagner et où est enterré Bach, accueille jusqu’en octobre, au Musée Grassi qui fête ainsi son cent-cinquantenaire, l’exposition, ou plutôt l’événement intitulé «A chair and you», présentant la mise en scène par Bob Wilson d’une sélection de chaises d’artistes, de designers et d’architectes issues de la collection du regretté Thierry Barbier-Mueller.

La scénographie a été réinventée pour Leipzig, avec le même effet magique qu’à Lausanne.

La première exposition du Mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains) de Lausanne avait accueilli à l’automne 2022 cette extraordinaire collection de chaises réunie par l’administrateur-délégué du groupe immobilier romand SPG, qui devait décéder brusquement en janvier 2023. Plus de 50 000 personnes avaient admiré ces objets souvent uniques, dans une mise en scène lumineuse et inspirée, signée de l’illustre Bob Wilson.
A Leipzig, la semaine dernière, de nombreux Romands avaient fait le déplacement, vu comme un hommage à une personnalité exceptionnelle dont le grand cœur s’est arrêté voilà dix-huit mois, mais aussi à ses filles et à cette famille qui continue d’offrir à Genève, au travers du Musée qui porte son nom, un rayonnement dans le monde de l’art dont serait fier le fondateur de la SPG, Jean Paul Barbier-Mueller. Mais les invités au vernissage dans la seconde ville de la Saxe et le large public qui, dès le lendemain, s’est pressé au Musée Grassi, n’étaient pas tous au courant de ce contexte. Ils sont venus, comme le souhaitaient tant Bob Wilson que «TBM», prendre part en acteurs et non en simples spectateurs à une expérience artistique.

Pas besoin de mode d’emploi!

Olaf Thormann, directeur du Musée Grassi, tout comme la bourgmestre de Leipzig en charge de la Culture, Skadi Jennicke, ont souligné que la chaise, en tant que sculpture porteuse d’émotions, n’avait nul besoin de textes explicatifs à la façon des vitrines muséales classiques. Bob Wilson, du haut de ses 82 ans, a sobrement parlé de son tout premier acte artistique, en tant que jeune étudiant en architecture. On lui avait donné trois minutes pour dessiner une ville. «J’ai fait une pomme, avec un petit cube en son centre, expliqua-t-il. Il faut que les communautés aient un centre, et ce petit cube reflétait l’univers». Et de poursuivre: «Il faut toujours commencer par la lumière, la lumière crée l’espace». Le metteur en scène, dramaturge, plasticien, peintre, vidéaste et maître éclairagiste texan travaille avec les plus grands opéras du monde. «A Chair and you» fascine par sa scénographie, ses différents univers lumineux et sonores, qui subliment les chaises d’artistes connus (dont Wilson lui-même) ou inconnus.

Charlotte Savolainen-Mailler, l’ambassadrice Livia Leu et Bob Wilson.

La vie des objets

Après un message enthousiaste de Livia Leu, ambassadrice de Suisse en Allemagne, Zoé et Sophie Barbier-Mueller ont évoqué avec pudeur et tendresse à Leipzig la manière dont leur père avait été convaincu par Chantal Prod’Hom, à l’époque directrice du Mudac et aujourd’hui co-commissaire avec Charlotte Savolainen-Mailler de l’exposition lipsienne, de passer de la collection intime au partage avec le public. «Il aura fallu huit ans de travail avec Chantal et Bob, ami de la famille, pour que notre père puisse dire qu’il était heureux, selon ses propres mots, de pouvoir mettre de la vie dans des objets qui avaient tant enrichi la sienne».
Celles et ceux qui avaient visité l’exposition du Mudac ont pu constater que la sélection opérée parmi les quelque 750 chaises de la collection (un quart environ) était un peu différente de celle de Lausanne, tandis que l’ordre des «univers» proposés par Wilson était modifié. L’expérience d’immersion en était d’autant plus impressionnante, «multispectrale» comme le disait Olaf Thormann. L’œuvre de Bob Wilson et le goût très sûr de «TBM» permettent à chacun de dialoguer avec ce foisonnement d’imagination esthétique. «Cela laisse la place à la réflexion», commente le directeur allemand.
On imagine sans peine les efforts et le coût du «voyage» de la collection Thierry Barbier-Mueller à Leipzig. L’incroyable réseau de liens culturels entre institutions muséales, collectionneurs, conservateurs constitue à n’en pas douter un «mondialisme» ancien et autrement plus fécond que celui des multinationales. Leipzig, ville chérie de Goethe, dont l’hallucinante gare de 80 000 mètres carrés a d’ailleurs servi – en tout cas son fronton monumental – d’inspiration à l’architecte de la gare de Lausanne, a subi tour à tour crise des années vingt et trente, période nazie, bombardements alliés massifs, joug soviétique puis régime communiste (le musée local de la Stasi a de quoi tuer toute «Ostalgie»). Mais Leipzig s’est remise de tout cela et connaît un essor enviable de toutes les formes d’art, essentiellement la musique et les arts appliqués. Un grand bonheur vivement applaudi lors du vernissage fut la déclaration de la famille Barbier-Mueller, selon laquelle l’exposition «A Chair and you» poursuivrait son périple international. De quoi faire penser que si Franz Dominic Grassi (1801-1880), mécène et protecteur des arts lipsois d’origine italienne, est semble-t-il lointainement apparenté aux Grassi de Venise (ceux du superbe musée Palazzo Grassi), l’ère des familles attachées à la promotion de la culture n’est pas encore éteinte, en Suisse, en Europe et dans le monde.

 

Thierry Oppikofer

• Sur l’exposition du Mudac, voir Le Journal de l’Immobilier No 43, du 31 août 2022, disponible sur notre site www.jim.media

• Pour se rendre à Leipzig, des vols Swiss/Lufthansa via Francfort ont lieu quotidiennement. Il est aussi possible de prendre un vol pour Berlin et d’effectuer le trajet Berlin-Leipzig en train ou en voiture (190 km).