Inclassable et talentueux.

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A redécouvrir

Charles-Albert Cingria, un cosmopolite genevois

11 Mai 2022 | Culture, histoire, philosophie

Alors qu’un magnifique album présentant des pièces d’archives du fonds Charles-Albert Cingria déposé au Centre des littératures en Suisse romande de l’Université de Lausanne, «L’Extincteur et l’Incendiaire», est paru récemment aux Éditions de la Baconnière, l’œuvre du fantasque écrivain n’a jamais quitté les librairies et la recherche littéraire. Obligé de personne, le Genevois Cingria demeure une figure particulière des lettres romandes. Portrait haut en couleurs.

«Je suis constantinopolitain, c’est-à-dire italo-franc levantin». L’auteur qui se présente ainsi n’a pas une goutte de sang suisse et garde de ses origines l’indépendance et le brio d’un conteur oriental des Mille et une nuits. Il naît à Genève le 10 février 1883. Son père, originaire de Raguse, est associé dans la maison d’horlogerie Patek Philippe et sa mère est d’origine française et polonaise. Charles-Albert fait ses classes à Genève avant de rejoindre le Collège de la Royale Abbaye de Saint-Maurice, qui le marque profondément: «Je ne connais pas un seul élève sorti de là qui n’ait pas conservé le pli moral, mais également physique, de cette participation aux apprêts d’un sacerdoce de roc et d’eau de source et de sang égyptien-romain, si extraordinairement efficace en saturation anoblissante». Il va interrompre ses études pour se consacrer à la musique, notamment à Genève avec Jaques-Dalcroze. Il séjourne à Rome et tombe sous le charme de la Ville éternelle. En 1903, il abandonne ses études de musique pour se consacrer à l’écriture. Il voyage en Italie et à Constantinople, ainsi qu’au Maroc.

Premiers écrits

En 1904, Charles-Albert Cingria publie un premier texte – «Les Pénates d’argile» – sous la forme d’une rêverie orientalisante dans une langue soignée, voire recherchée. Il fait partie de l’aventure de la revue «La Voile latine», avant de fonder en 1911 «La Voix clémentine», qui ne connaîtra que deux numéros. Faisant la connaissance de Paul Claudel, Cingria va connaître à Paris, de 1914 à 1928, une vie de bohème, fréquentant les milieux littéraires les plus divers et les écrivains les plus célèbres. La guerre l’a privé de toute ressource financière et il vivra désormais d’expédients et d’aides d’amis ou de mécènes. Il fréquente assidûment les bibliothèques parisiennes et étudie notamment les manuscrits du Haut Moyen Âge. Il s’échappe souvent de Paris à vélo et sillonne, tel un promeneur libre et un pèlerin, les routes des départements voisins.

Portrait de Cingria par Géa Augsbourg.

Une œuvre protéiforme

En 1928, Cingria fait paraître son premier vrai livre, «Les Autobiographies de Brunon Pomposo». Puis il publie une étude passionnée et érudite en même temps que poétique, «La Civilisation de Saint-Gall», livre couronné par le Prix Schiller. Plusieurs ouvrages paraissent chez l’éditeur lausannois Mermod, dont un «Pétrarque», dans la fameuse série des «Cahiers romands». Lui reconnaissant un grand talent, Jean Paulhan lui ouvre les colonnes de la «Nouvelle Revue française», à laquelle Cingria collaborera de 1933 à 1940, puis de 1953 à sa mort, dans la chronique des livres d’abord, puis en tenant une rubrique régulière. S’il reçoit le Prix Rambert en 1935, Cingria vit dans une certaine précarité et sans connaître un succès public.
Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, il revient en Suisse et s’installe à Fribourg, dans une mansarde de la Grand’Rue. Il va regrouper notules et chroniques dans des ouvrages illustrés par des artistes. Il publie en 1945 «Musiques de Fribourg», portrait de la cité qui, comme le dira Léon Savary, hésitera toujours à être un grand Romont ou une petite Rome. Il collabore à diverses revues et dès la fin de la guerre se réinstalle à Paris, où Paulhan lui fait part de son projet de publication des «Œuvres complètes» chez Gallimard. Seul le premier volume paraîtra («Bois sec bois vert») en 1948 et, ne remportant aucun succès public, l’opération sera interrompue.

Les dernières années

À partir de 1950, la santé de Charles-Albert Cingria se détériore. Le 1er août 1954, Cingria meurt à Genève, dans le dénuement et l’anonymat. La publication de ses «Œuvres complètes, dans les années nonante, permettront à un public toujours plus étendu de mieux connaître une œuvre protéiforme, marquée par l’érudition, une langue éclatante, une écriture poétique et une improvisation parfois discontinue qui rend difficile l’accès à la compréhension d’une partie de l’œuvre. Voyageur vagabond, Cingria est profondément genevois: sa Genève natale, cosmopolite par excellence, fut pour lui à la fois un point de départ et un point de chute, idéal pour qui veut partir à la rencontre de la vieille Europe, toujours renouvelée.

 

Laurent Passer

 

«Album Cingria, l’Extincteur & l’Incendiaire»,
sous la direction de Daniel Maggetti, Editions
La Baconnière, 2021.