Mark Twain sonnait la «pause»; la féline emploie ses «paws».

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hors champ

C’est fou ce que le «normal» trompe!

14 Fév 2024 | Culture, histoire, philosophie

«Comment penser hors des normes?»: question cruciale sans réponse durable. Et qu’on ne peut traiter que par un épais livre (voir ci-dessous), ou par une courte fable. C’est trop ou trop peu; ici, on va le faire en ronde autour d’une image: jeu enfantin mais paroles adultes (toutes issues de récents «forums de haut niveau» de la Genève diplomatique et académique). Avec ses coups de griffe et son jet d’encre au nez de la majorité… le dessin ci-joint (trouvé à une brocante) donne du cœur à toute minorité.

Cet article sort le même jour (ou peu s’en faut) qu’un livre qui prône la «diversité» dans les médias (pressclub.ch/sans-diversite-de-vues-pas-de-journalisme/). Hasard, car voir les choses sous un autre angle est la devise de cette page «Hors Champ» (d’un journal uni à la terre et concret comme la pierre); et le «prêt-à-penser» ne corsette pas que les médias: la «recherche», l’«humanitaire» et même l’«associatif» ont tout autant de «pensée unique». Dans le texte qui suit, on va voir comment les questions qui gênent sont tuées dans l’œuf sans même que la poule qui les couve s’en rende compte.

Les médias:
contrepoint sans contrepoids?

Dans une société démocratique, le citoyen – quel que soit son rang – n’a rien à craindre tant que ses propos sont alignés sur la majorité. Même s’il s’exprime contre les «puissants» – l’oligarchie financière ou militaire –, il sait que «l’opinion» est avec lui: déjà sous l’Ancien Régime, Etienne de La Boétie disait que la Cour ne pouvait rien contre un peuple défiant. Mais de nos jours, quand on ne voit pas les choses comme la majorité du «peuple», on est sans recours; d’autant que la démocratie moderne, c’est l’alliance du citoyen indigné qui veut et de la parole savante qui peut. A quelle fin former des profs s’ils ne peuvent «faire la leçon» aux cancres qui traînent loin du peuple, et à quoi bon prêcher l’«éthique» sans vouloir mettre hors jeu les ennemis du «bien commun»? Bref, Alexis de Tocqueville, par la voix des deux Dupondt, «dirait même plus»: le conformisme est l’aboutissement de la démocratie scolarisée. Entre le nombre et la science, pas de troisième voie: jadis, la presse satirique faisait contrepoids au pouvoir (qui était alors politique ou financier); mais face aux «valeurs» modernes de la liberté et de la culture, pas facile de garder du «Punch» (britannica.com/topic/Punch-British-periodical).
Surtout quand le bien, le vrai, l’art et les médias sont de mèche avec le «savoir» académique et les «droits» humanitaires: pour un journaliste «indépendant», le pire censeur est son ou sa collègue des médias «sérieux» ou «engagés» (ou alors l’expert «de haut niveau» à l’exposé cousu de fil blanc).

A contresens, est-ce un non-sens?

En conférence de presse, en débat public ou en séminaire universitaire, être seul de son avis est un exercice d’acrobate entre la chute à gauche ou à droite; le dissident lui-même a cette question sans cesse à l’esprit: cette masse de «gens de raison et de cœur» en face de lui peut-elle avoir tort? La défier au nom de sa propre réflexion, n’est-ce pas «fou»: signe d’aveuglement ou de mégalomanie? On ne peut savoir sans oser et voir ce que ça donne… alors à chaque occasion, autant prendre le risque de casser des œufs. Et en faire une page «gastronomique» dans le journal: on va donc jeter un coup d’œil sur deux cas vécus ces jours dans les milieux du «cœur».
On aurait autant à en dire sur les milieux de «raison»: ceux de la science; mais ce sera pour une autre fois. Premier cas, donc, une séance sur le retour des Yézidis dans leur pays, tel que le gouvernement de l’Irak le favorise avec l’aide de l’Organisation internationale pour les migrations (geneva-academy.ch). Bigre! les Yézidis – qui – il y a une décennie sous le «Califat» – furent l’objet des pires horreurs: la «Guerre Sainte» les vouait sans vergogne au massacre ou à l’esclavage. Drame plus ou moins oublié: depuis, l’Ukraine et Gaza ont occupé le devant de l’actualité. A la Villa Moynier de la «Geneva Academy», les exposés furent très juridiques, alors à l’heure des questions, le soussigné croit le moment venu de donner un petit coup de griffe… sur l’amnésie de la société civile. Dans la salle, des Yézidis sont ravis que cette question soit posée; mais à voir l’embarras du podium, le «poseur» comprend qu’il a plutôt mis les pieds dans le plat.
D’autant que l’attitude – face aux Droits humains – de la Ligue arabe, de l’Iran islamique et des frères ennemis comme le Hezbollah et le Hamas est ambiguë (même quand ils dénoncent comme «l’œuvre de fous» les excès du «Califat»).
Mais laissons d’autres mettre les pieds dans le plat à leur tour une semaine plus tard au Palais des Nations: «Le Soudan – lieu d’un grave drame – mérite autant de compassion que toute autre région»; ce disant, Martin Griffiths – chef de l’«humanitaire» aux Nations Unies – est sans doute près de la majorité onusienne, mais donne un coup de griffe à la majorité de la société civile en quête de «marqueurs» populaires (renverse.co/infos-locales/article/10-02-24-grande-manifestation-stop-au-genocide-a-gaza-4347). Deux notions de la «justice» sont ici aux prises: «Look good or do good», comme on dit en anglais. «Militer» dans le confort de Genève, cela veut dire se faire bien voir de la majorité; il semble par contre que Martin Griffiths se défie des passions… majoritaires: par son «détail oublié de l’histoire», il mérite bien de la diablesse de notre dessin.

Savoir, est-ce aimer?

Autre cas à deux jours près: les migrants, vocable devenu – à côté du genre et du climat – le «marqueur» de la doxa du Bien. Après le sommet mondial de décembre à Palexpo sur les «réfugiés», un Forum international sur les «migrants» s’est tenu fin janvier au Centre de conférences (plus une journée «diplomatique», une semaine plus tard au même endroit). On ne résumera pas ici les redites sur les migrants, les réfugiés, les «préjugés dont ils sont victimes»… leur «rôle positif» pour le «développement» et celui de la «diversité» pour la fraternité. On va s’en tenir aux questions qui fâchent et que la «majorité» des gens de cœur et d’esprit ne veulent ni voir ni ouïr.
«Que pensez-vous du rôle de l’immigration juive au XXe siècle comme facteur de développement de la Palestine?». La Palestinienne – réfugiée en Roumanie – qui venait de répéter sur l’estrade le catéchisme du progrès-par-le-migrant ne sait que répondre. «Ce n’est pas à moi que vous devez poser la question, mais aux décideurs politiques». Quant à la ville de Cluj – dont elle venait de vanter les mérites d’un Festival de la diversité – «n’a-t-elle pas été depuis des siècles la pomme de discorde entre Roumains et Hongrois qui «savent» mieux que nous?». Là aussi, le podium, si bavard pour donner l’exemple, devient soudain muet face aux contre-exemples.
En revanche, dans la salle, des experts de haut vol viennent voir l’intrus à la fin: «C’est important qu’il y ait au moins un auditeur assez fou pour poser ces question face à ces discours très biaisés». C’est donc ça le sujet de cet article: quand donc faut-il sortir ses griffes ou détonner dans le décor face à des consensus que seuls des fous peuvent défier?

 

Boris Engelson