hors champ
Ce qui se dit… ou pas
Au travail comme en amour, les mots lâchés sans le vouloir en disent souvent plus long que les propos bien pensés. C’est d’ailleurs une des tâches des médias d’aller écouter aux portes. Mais parfois, le hasard livre sans effort une moisson de ces «non-dits» si parlants. Balade inattendue à Genève entre le Campus Biotech, la Maison de la paix, le Palais des Nations, Uni-Mail et l’Université ouvrière, sans omettre les défilés de Palexpo…
«A meaningful job» (un travail qui ait du sens): ce cri du cœur s’étalait sur un panneau à la Maison de la paix lors d’un atelier sur… sur quoi au juste? Si l’intitulé officiel annonçait «l’avenir du travail» (à ne pas confondre avec futureofworkandlearningevent.ch dont on a parlé dans le dernier numéro), le sous-titre voulait «façonner l’inconnu» dans la ligne de cet «avenir que nous voulons», prôné par le système onusien (voir plus loin). Certes sur cette Terre, chacun est en quête de «sens» et dit en rêver jour et nuit… même en vacances. Mais ce rêve a-t-il bel et bien un «sens» ou est-il un «contresens» à force d’avoir un «double sens»? On le verra plus loin à propos du… radiologue, métier entré de manière impromptue dans la vie du journaliste le même jour cent pas plus haut, mais dont le «sens» est en question dans le monde de la santé.
La vérité, un bien qui fait mal
Pour l’instant, à la Maison de la paix, on est à un «Sommet» animé par un groupe assez ouvert de l’Institut des hautes études internationales et du développement (tascplatform.org)… mais coincé sous l’Organisation internationale du travail, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et l’Union internationale des télécommunications. Ce triple parrainage explique-t-il pourquoi – sous «avenir du travail» – on parle surtout de migrants et d’intelligence artificielle? Intelligence biaisée d’emblée par les bons sentiments, comme l’histoire des belles formules le prouve. Au tournant du millénaire dans le système onusien, on parlait juste de «l’avenir du travail», mais l’Organisation idoine fut rappelée à l’ordre par les syndicats: travail et surtout avenir, certes, mais celui «que nous voulons».
Ces formules d’enfant gâté font sourire, surtout quand on a vu le récent film américain «La Baleine», où un prof dénonce le manque de «sincérité» de «ceux qui savent» (et surtout, savent ce qu’il faut dire): «Je commence à comprendre que ma vie ne sera pas celle que j’avais rêvée», tel est l’aveu lucide d’un étudiant que «la Baleine» donne en exemple. Mais pour sonner «social», on ne peut aller bien loin dans la sincérité; et pour sonner «savant», on doit parler chiffres.
Le monologue du dialogue
Même jour, un peu plus tard à l’Université ouvrière, une très sociale Fondation pour les aînés (faag-ge.ch) avait attiré des seniors pour parler d’un troisième âge actif et interactif: le pianiste Arthur Rubinstein était donné en exemple. Vrai, on ne demande pas à un artiste (sauf s’il est employé de l’Etat): «Quand prenez-vous votre retraite?». Le hic, c’est que ce moment d’échange entre aînés a surtout consisté en un long exposé sur un sondage très chiffré auprès des retraités. Mais si on gratte – pour voir au-delà des chiffres – on apprend souvent l’inverse de ce qu’ils cherchent à dire. «Certes, l’horlogerie suisse prospère, mais avec un volume toujours plus faible et des prix toujours plus hauts»: une semaine plus tôt à Palexpo au Salon «de la haute précision» (ephj.ch), le modérateur d’une table ronde tentait tout de même de mettre en garde contre le danger d’une industrie qui ne vendrait plus qu’une montre par an, à un milliard. Au congrès de radiologie, on entendit des experts techniques se plaindre que «97% des données stockées dans les hôpitaux y dorment sans qu’on en tire profit». Et un mois plus tôt au «Sommet» de l’intelligence artificielle, on a admis qu’on pouvait faire dire aux «déterminants» (statistiques) de la santé ce qu’on voulait… pour être réélu. A la même époque, d’ailleurs, se tenait l’Assemblée annuelle de l’organisation concernée (who.int).
L’art de gérer le cliché
Là aussi, que de propos savants, mais quel manque de «parler-vrai»: bien sûr, on a ressassé la demande de «santé pour tous» (uhc2030.org avec même un énième projet de fonds spécial: ihf-fih.org et the.akdn) même pour les bêtes (four-paws.org)… on a traîné l’industrie pharma dans la boue (wipo.int)… on a honni le grand méchant Occident sans cœur (g2h2.org)… on même fait de l’œil aux médecines mystiques (ayush.gov.in)… mais on n’a jamais vu de face le déficit de la Sécu ni les abus du corps médical: seul un «assureur» – Axa, sponsor d’un prix biotech – a eu le culot d’évoquer la moitié d’«actes médicaux superflus» (genevahealthforum.com). Ironie de la comm’: tous les poncifs des organisations du travail ou de la santé passent ces jours en boucle dans les trams sur les écrans enfin libérés de la pub vendeuse: mais quand la Suva affiche «la vie est plus belle sans accident» et qu’un instant après les lettres en désordre («lccehi») du gérant des écrans (livesystems.ch) donnent la solution – «cliché» -, on ne peut s’empêcher de sourire.
«Ça fait mal où?» est
du temps perdu
Lassé par la «langue de bois» des «bonnes causes» – mélange de messianisme à la soviétique et de talk-show à l’américaine – le soussigné se laisse aller à de mauvaises fréquentations: le commerce et l’industrie. C’est un exposant qui m’avait signalé le congrès de radiologie, qu’on ne pouvait trouver à l’agenda de Palexpo. Qu’est-ce qui peut bien passionner un journaliste dans la radiologie, hormis les friandises qu’on trouve à chaque stand? Deux choses: d’abord ces dernières années, on a cité le radiologue comme un métier condamné. Il tente de se réinventer face à des machines qui voient tout dans le corps des patients et arrivent même à localiser le mal plus vite que le médecin. Cette course entre la technique et la médecine n’est pas faite pour décerner une médaille au vainqueur, mais elle oblige à repenser la santé et ses métiers. L’ingénieur et le médecin veulent tous deux être «durables», mais pour l’instant, la médecine semble fuir en avant, quand l’industrie fuit de côté.
Le client fait plus peur
que la Bourse
En passant entre les stands de Philips, Siemens, General Electric (et d’autres fabricants plus focalisés), on se demande comment des firmes qui faisaient jadis des lampes, des disques, des télés, des locos… ont réussi à rester de grands noms grâce aux outils pour hôpitaux. La marque est sans doute plus qu’une confiance usurpée: quand il travaille, le «public» est bien défendu par la législation et les syndicats; quand il consomme, il a aussi des lois pour lui, mais surtout la liberté de choix. Et si le secret d’une firme «durable», c’était de savoir arbitrer entre ces intérêts contraires? Le «courage» d’être patron n’est sans doute pas celui du livre de Cynthia Fleury, invitée à l’Université par Christina Kitsos au nom du «vivre-ensemble», mais il est non moins réel. Mieux vaut pour une marque défier la Bourse – et parfois ses employés – que ses clients, si elle veut durer.
On ose… après coup
Ce texte saute du coq à l’âne, mais le fil n’est pas cassé: il joue sur ce qui veut ou dit avoir du sens mais n’en a aucun, et cherche les rares mais sûrs repères quand par lapsus les gens qui savent parlent vrai.
Alors tout espoir n’est pas perdu quand on entend un vétéran de la Genève Internationale se laisser aller à la confidence: «Ces comités de notables – qui étouffent par exemple les Hautes Etudes ou la Croix-Rouge – ont besoin d’être secoués».