On peut être créatif sans avoir fait d’école.

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Carrière & Formation

Une école contre les chauffards de l’art

28 Fév 2024 | Carrière et formation

On a souvent parlé d’art, dans cette rubrique; quoi de plus normal: l’art doit chaque jour se trouver un rôle dans un monde où la science donne le ton depuis que la société n’est plus guidée par la foi. Il est même tenté de remplir ce vide «mystique», mais sans dogme; en art, tout est permis… pour «flasher» le public. Au risque de le faucher: si la science est «bonne» quand elle est «vraie» (sinon «exacte») et que la religion est «bonne» quand elle fait «foi», qu’est-ce qu’un «bon» art? Dans «Hors Champ», on aborde la question chaque fois que l’actualité lui donne un nouveau sens. Cette fois, ce sont les «portes ouvertes» de la Haute école et le colloque du CERN sur «art et science».

L’art a de tout temps été à la fois génie et intox; de nos jours, on peut même dire que l’intox est devenue l’art suprême. Tant mieux, pour peu qu’on puisse en causer; l’ennui, c’est que depuis que l’art à Genève s’est «haute-école-isé», il s’est placé d’emblée au-dessus du débat. Quand Jean-Pierre Greff – venu de Strasbourg – a été intronisé à la tête de la HEAD, l’officialité pédagogique et artistique genevoise l’a présenté avec emphase comme «la perle rare». Et depuis son départ de l’Ecole après une vingtaine d’années, il est traité comme un demi-dieu. D’ailleurs ses «conférences de presse» étaient à chaque fois un monologue sans questions du parterre… suivi – peu de jours après – d’une hagiographie dans la «Tribune». A tort ou à raison, ce n’est pas ici la question; mais ce n’est pas avec un décor en béton qu’on peut ouvrir le débat esquissé plus haut par un «Béotien»: un pilier n’est pas là pour discuter!

La fanfare fait ses gammes

A Genève, le débat sur l’art est rejeté dans les marges, sinon poussé dans les cordes. Le critique d’art Etienne Dumont a sans cesse mis l’art en question… de la tête aux pieds: ce n’est pas pour rien qu’il est une provoc’ vivante (autant qu’un Serge Desarnaulds avec son «Monde à Part»). L’ancien directeur du Cabinet des estampes – Rainer Michael Mason – avait une autre arme pour garder son regard libre: un «quant-à-soi» assumé de dandy. Pour le soussigné, donc, la Haute école – avec son image de «prestige» et ses œuvres «engagées» – était le temple du «convenu» bardé d’érudition. Aussi l’arrivée d’une «brebis à cinq pattes» – Lada Umstätter – à la tête de l’Ecole donna au soussigné les plus fols espoirs… qui restèrent sur leur faim: aux «portes ouvertes» de l’Ecole deux ans de suite, la nouvelle directrice a parlé comme le chef d’un stand au Salon de l’auto, vantant les diverses filières de l’Ecole comme on vante la nouvelle gamme de Peugeot. Mais à l’Institut national genevois – où elle fut conviée cet hiver à tenir discours – elle a montré en fin de compte qu’elle restait une inclassable au potentiel encore peu exploité et à l’humour discret mais subtil.
Une Russe venue jadis à Genève pour faire découvrir… l’art suisse aux Romands! Au point qu’elle seule sait ce que dit le vitrail de Cingria à l’aula d’Uni-Bastions. Elle est donc bien placée pour savoir que l’art – engagé ou pas – reste sacré même chez les laïcs. Bref, si elle n’a pas encore posé ses marques, c’est sans doute dû à son perfectionnisme. Alors voici le discours de «portes ouvertes» qu’elle donnera – dans dix ans? – à l’heure du bilan de la course au succès.

Trop d’art tue l’art

«Chers artistes en herbe! J’emploie cette formule, car l’art est une manière de rester jeune toute sa vie: pendant l’enfance, c’est par la science et la langue qu’on forme des adultes, tandis que l’art rime avec création et récréation. Vous êtes ici dans la salle d’une des écoles d’art les plus fameuses du monde: si vous y passez les années qui viennent avec succès, ça donnera des étoiles à votre «curriculum vitae». Si cela fera de vous des artistes, c’est une question ouverte… et qui – je l’espère – le restera pour vous toute votre vie.
L’art ne se nourrit pas que de succès et de prestige, même si le vedettariat y occupe le devant de la scène. A l’Ecole, vous apprendrez des techniques pointues, vous étudierez sagement l’histoire de l’art, vous suivrez des ateliers avec des praticiens connus, des outils coûteux à filmer ou graver seront entre vos mains, vous cultiverez des contacts porteurs et saurez vous faire valoir… mais tout ça ne fait pas l’artiste. Définir un(e) artiste est aussi dur que définir l’art, qui est plus que la somme de ses genres: être artiste, ce n’est pas que maîtriser le burin, le crayon ou la caméra (d’ailleurs l’Ecole ne couvre que la moitié des fameux «Sept Arts»).
Et si on ne peut guère «dessiner un artiste» pour son Master comme on a «dessiné un mouton» pour le Petit Prince, le monde de l’emploi sait chaque jour mieux la «valeur ajoutée» des artistes même hors des Sept Arts: seul l’artiste sait ce qui manque pour faire, des «choses sérieuses», un monde enchanté. Mais entre le «bon goût » dont se méfiait Picasso et la provocation à laquelle l’artiste est de nos jours souvent condamné, vous devrez trouver votre «authenticité » qui passe par de longs moments de solitude.» Voilà donc ce que pense sans doute Ulla, mais elle n’ose encore le dire à haute voix.

Les figures imposées sont-elles artistiques?

Au jeune épris de «culture», être «artiste» donne un statut, comme sa bagnole au nouveau riche; mais gare au tête-à-queue et aux impasses à sens unique. On a parlé plus haut de «l’art engagé», qui a fini par exaspérer même un auteur communiste comme Etiemble, au point de lui faire commettre une «Littérature dégagée». L’autre jour à une causerie sur le fonds vidéo de la Ville (fmac-geneve.ch), une formatrice dans une grande institution artistique signalait la sortie d’une revue «consacrée cette fois aux écoles d’art». Coup d’œil sur ce «hors série» d’«Afrikadaa»: c’est en fait un dossier sur la lenteur des progrès dans la lutte contre le racisme dans les écoles d’art.
Au Salon Artgenève aussi, c’était l’art engagé qui donnait le ton, avec deux ou trois tables rondes qui «du passé, faisaient table rase»: même celui de l’art engagé, et Art for the World qui – il y a peu en ce même lieu – tenait le haut du pavé est aux oubliettes de l’histoire (voir art-for-action.com, artfordignity.org, heartgeneva.ch). Les «artistes» au podium s’appliquaient à leurs figures engagées qui faisaient sourire même l’animateur du «Art Newspaper». De mèche avec une agence onusienne, le Festival Antigel a surenchéri le mois suivant (unrisd.org; voir aussi espacedukat.ch). Et des étudiants de la Haute école font grève ces jours pour mettre fin aux liens avec les écoles d’art d’Israël.
Mais assez médit, alors donnons une chance à ceux qui y croient de montrer la voie: Kids Guernica se dévoilera le 1er mars de 17 à 19 heures au Collège de la Golette (et le 12 mars à 18 heures à Uni-Dufour), Rodrigo Nava Ramirez met le Zabriskie Rond-Point «Au cœur de la colline» dès le 21 mars, Adeline Fieve – rencontrée grâce à un chien comme chez Tchékhov dont elle parle la langue – a des photos sur Instagram, et les Editions Burn-Août disent «Quels problèmes les artistes (…) peuvent (…) résoudre» (texte vu au Salon des fanzines: p-a-g-e-s.ch)… tandis que Vanna Karamaounas reste fidèle au poste indicateur (artageneve.com)… et que Romane Chabrol expose dès fin mai à la Société des Arts; et comme le hasard aussi donne une «chance», voici ce que disent les cartes laissées depuis un mois sur mon bureau: operagallery.com, leofabrizio.com degaffesart.com, aslemeur.free.fr, nathaliewaridel.ch.

Les liaisons chimiques sont harmoniques

Qui «s’engage» pour quoi, dans la valse langoureuse de l’art et de la science, objet d’un colloque dans le cadre du septantenaire du CERN? La science est si soucieuse de se dédouaner de son héritage réglementaire qu’elle se jette désormais dans les bras des artistes les plus mystiques: le seul à ne pas donner dans l’obscurantisme à cette journée œcuménique fut un physicien: «On accuse les scientifiques de manquer d’imagination et de tuer la créativité: il y a du vrai là-dedans; notre rôle est d’apprivoiser l’imaginaire». Pour le reste, c’était plus une opération de relations publiques qu’une expérience de regards croisés, comme ceux de John Newlands avec les «octaves» (voir aussi liacademy.ch et ses portes ouvertes du 16 mars).
En résumé: si l’officialité politique, culturelle, artistique, éducative… cessait de soutenir la bienséance, Genève pourrait enfin devenir cette «Ville de culture» que nous annoncent ses affiches depuis deux générations.

 

Boris Engelson