carrièrE & formation
Rester dans la ligne est-il éthique?
«Science sans conscience n’est que ruine de l’âme»: cette phrase de Rabelais était en fait une attaque contre les profs, pas contre la science. Le présent numéro étant un «Spécial Formation», on va voir que les dégâts de la «pédagogie» perdurent même dans la Genève moderne, capitale de l’éducation; surtout quand on prétend y «éduquer à l’éthique». Est-ce parce que les profs d’éthique ne sont pas encore d’assez haut niveau que la morale fait sans cesse un «pas en avant» et «deux pas en arrière» au fil de l’histoire… même la plus récente?
Sous «Formation», on pourrait rester dans le sujet au sens strict, et parler comme tout le monde du vote sur «quatre ou trois ans» de formation pour les maîtres du primaire. Mais le sujet est déjà bien couvert par les médias et par la brochure du vote, la ministre genevoise en charge du dossier ne manque pas de bon sens… et le soussigné ne croit pas que des pions quatre étoiles fassent plus de bien aux gosses que des pions trois étoiles.
Pour justifier par une anecdote la méfiance que le soussigné éprouve face au temple formatif d’Uni-Mail, revenons à François Rabelais. Du temps de ce défroqué, François 1er lui-même décida de créer un Collège royal pour damer le pion à la livresque Sorbonne. Rabelais – protégé du roi – s’en donna à cœur joie, pour le plus grand bien de la postérité scientifique; mais à Uni-Mail, «si c’est soutenu par le roi, ça ne peut rien valoir!». Cette remarque sans appel d’un doctorant du labo d’histoire de l’éducation ne s’adressait pas au cas Rabelais mais à Lancaster (mouvement anglais d’écoles populaires qui – il y a deux siècles – essaimèrent jusqu’à Nyon); elle en dit long sur le niveau d’analyse de nos experts en «sciences» pédagogiques.
Le boulet des usines et des champs
D’ailleurs, faire carrière sur de fausses évidences est le b-a-ba de tout expert «de haut niveau», comme on l’a vu ces jours au Forum public de l’Organisation mondiale du commerce: on y démonta – après un demi-siècle d’idées toutes faites – le mythe central des «services» censés tirer l’économie vers le haut (cela mériterait un article en soi: patience). Bref, c’est en sortant du sujet qu’on peut échapper à ses cloisons… surtout en éducation: un récent congrès sur «l’éthique» – tenu dans une très haute école – ouvre par chance une porte de sortie. D’autant que ledit congrès – de Globethics, fondation aussi intègre que son fondateur Christoph Stückelberger – voit dans l’institution universitaire le bouclier contre le Mal. Et si le monde académique était au contraire un clergé borné vendant des indulgences… que ses titres ronflants aveuglent et égarent?
Le diable est-il éthique?
L’avocat du diable est-il porte-parole du Bien? En tout cas, en posant à haute voix les questions qui fâchent, il évite que le Mal couve sans souci sous les couplets angéliques. «I totally agree with you!» fut une des phrases clefs qui soudait les panels au podium; mais l’éthique n’est-elle pas au contraire dans le désaccord? La patronne des «Hautes études» – qui hébergeait le forum – l’a-t-elle dit sans le vouloir, en mettant le «courage» en tête des vertus éthiques? Elle en a sans doute: on dit même qu’elle a plus d’une fois failli rendre son tablier! Par contre, quel courage y a-t-il à enfoncer des portes ouvertes sous les «Wonderful!» de ses pairs… ce qui aide à être invité de colloque en colloque et à gravir l’échelle des profs de morale jusqu’aux chaires de l’Unesco? Une telle éthique relève plutôt du conformisme, et les écoles pour profs ne se nomment pas «école normale» pour rien. Comme dans la formule anglaise sur le pudding, «Le test de l’éthique est dans l’épreuve»: et si un Camus fut bien plus mal vu des profs que Sartre, c’est sans doute pour ça.
Elle est si belle, l’éthique de
carton-pâte!
Facile de clamer «Le droit doit servir l’éthique» ou «Notre société est dominée par le profit», mais grattons pour voir derrière ce cinéma. La loi n’a qu’une parole, tandis que l’éthique, chacun veut imposer la sienne… qui se démode à chaque épreuve. Le droit au service de la morale, c’est le cri du cœur de toutes les églises, tous les partis, toutes les lubies… Et à y voir de près, celle d’un Torquemada qui veut extirper le péché, d’un Vychinski chargé de neutraliser l’exploiteur, d’un Paul Kagamé «héros de l’Afrique» en-deçà du Lac Kivu mais monstre au-delà, d’un Mohammed Yunus à la fois père des pauvres puis tricheur pour la cause et désormais sauveur d’une Nation, d’une Aung San Suu Kyi vertueuse face aux généraux mais criminelle pour les minorités, d’un Daniel Cohn-Bendit adulé par les soixante-huitard mais plus tard dit «vendu» par les puristes, d’un Robert Ménard chantre de la liberté de parole puis rejeté quand il l’applique à lui-même, d’un Don Juan (Depardieu de l’époque) à la vie «amorale» mais au cœur tendre… voire d’une Fabienne Fischer portée aux nues à Building Bridges (forum de la finance éthique) mais rattrapée par des affaires, sans parler d’Emmaüs et ses secrets de polichinelle… ne mènent-elles pas toute au même piège?
Les sophismes sont-ils éthiques?
Le piège, c’est la bonne conscience qui aveugle ses artisans jusqu’à l’intolérance, comme l’a montré un sondage qui vient de défrayer les médias (gdi.ch). La frontière entre les «sociaux» et les «rapaces» est signalée par des indicateurs trompeurs. Quand les maîtres ès éthique s’en prennent aux «entreprises» qui ne vivraient que pour le «bénéfice», ils deviennent surtout maîtres ès sophisme. La «bottom line» n’est que la note finale d’une série d’examens très «sociaux» et «savants»: une entreprise doit déceler un besoin, créer des produits, verser la paie, former des gens, écouter le client… et ce n’est qu’en fin de course qu’elle «gagne». On peut même dire que le patron le plus social est le plus pingre qui paie de gros impôts après avoir serré toutes les vis.
L’âne battu plus lucide que le bâté
C’est entre la paix et la guerre que les étiquettes morales cachent un terrain miné: «Les guerres sont en fait – derrière le choc des valeurs – des conflits d’intérêt»: cette assertion de la Fondation Kofi Annan (au congrès de Globethics) est-elle juste? Sans doute pour celle – civile – qui clamait le plus ses valeurs, comme le siège de La Rochelle. Mais les exaltés prêts à mourir dans une croisade chrétienne ou islamiste, montagnarde ou communiste voire fasciste… ne le font pas que pour vivre dans le luxe. Certains chefs du crime se terrent même des années dans des cabanes: comme disent les Corses d’Astérix (cités de mémoire), «Pourquoi on se bat… on ne le sait plus… mais en tout cas, c’est très grave». Si les colloques d’éthique ouvrent de belles carrières à ceux qui se juchent dans le bât, la morale a ses raisons que seul connaît un âne de Corse.