Qu’étudier quand on ne croit plus au savoir?

L’idée qu’un homme informé en vaut deux doit être assez ancienne, puisqu’un des plus vieux textes de l’histoire est une complainte d’écolier en Mésopotamie. De même pour l’idée qu’un homme formé vaut tous les autres, car un autre texte – égyptien, celui-ci – met le scribe au-dessus de tous les autres métiers. Encore, selon les lieux et les temps, «savoir» et «science», «éducation» et «instruction», «enseignement» et «formation», «information» et «connaissance», «compétence» et «qualification», «apprentissage» et «compréhension»… sans parler d’«érudition» et de «culture» ou de «conscience» et «sagesse» ou encore de «raison» et «études» sinon d’«initiation» afin de «trouver la voie»… jouent-elles à cache-cache ou posent-elles pour la photo de famille («jouent-elles» ou «jouent-ils»… car sur la vingtaine de notions dans la liste, seules trois sont mâles: «savoir», «enseignement» et «apprentissage»… à quoi on pourrait ajouter «cours»; un sujet en soi, le sexe des anges savants).

Le savoir est grand et le muet est son prophète

Retour au sujet avec «Knowledge is Power»: doit-on traduire par «Savoir c’est pouvoir» ou «le savoir donne du pouvoir» ou encore «Le savoir est une arme»? De toute façon, Francis Bacon et Thomas Hobbes l’écrivaient en latin: «Scientia potentia est». Mais avec le Web, notre monde est passé de la rareté à l’excès de savoir… seul le tri reste vital: le sérieux du scientifique se mesure à l’aune de sa «corbeille à papier», disait un vulgarisateur connu… Rafel Carreras. Et Jacques Julliard – un historien de gauche – a rompu avec son camp pour trois raisons, dont l’une a sa place ici: «A gauche, on croit dur comme fer que tout problème est soluble dans l’éducation» (cité de mémoire). L’adage de Lao Tseu – «Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas» – est enfin devenu vrai après deux millénaires.

Mieux que les contes pour dormir

N’empêche, le mythe du Savoir a la vie dure, de Prométhée à la Renaissance à Pisa… et la devise de Bacon est encore le credo de tout ministre homologué par l’Unesco. Ces jours, on l’a retrouvée même dans un exposé de science médicale au Campus Biotech. «Le meilleur remède contre l’angoisse est le savoir»: quatre étudiants présentaient un projet d’«éducation du patient contre l’angoisse pré-opératoire»… outil en ligne, bien sûr. Comment qualifier un tel projet: percée pédagogique, illusion tenace ou abus de mots porteurs? Oh! c’est un projet bien ficelé et l’outil a sans doute son utilité… mais il y a toujours une part d’illusion, dès lors qu’on parle d’éducation. Pourquoi les patients ont-ils peur d’une rare et simple opération alors qu’ils vont chaque soir au lit chercher le sommeil sans souci? Parce qu’ils sont des ignorants qui craignent les fantômes, ou parce que les accidents chirurgicaux ne sont pas si rares que ça? Ce détour par l’hôpital n’est qu’une étude de cas de la question de fond en éducation: qui a le plus de préjugés… l’instructeur ou l’apprenant?

Naître est mortel… à terme

Il n’est pas facile de chiffrer les décès dus à des opérations: bien des gens se font opérer pour des maux qui les auraient emportés de toute façon. Et s’il y a méfait pendant l’opération, est-il d’anesthésie, de charcutage, d’infection…? Mais je me rappelle avoir erré un jour dans les couloirs de l’Hôpital et vu une affiche (interne) qui se voulait rassurante sur la rareté des accidents sous le bistouri: l’ennui, c’est que les chiffres annoncés – si on les lisait bien – n’étaient pas si faibles que le texte l’affirmait. Et ces jours en ligne, on trouve pas loin de «cinq millions de morts par an» dans le monde, soit… plus de un pour cent; au Nord, les chiffres sont moins alarmants: une étude du début de ce siècle en France montre une réduction par dix en vingt ans des décès dus à la narcose… suite aux progrès dans l’oxygénation (vers 1980, le taux était encore d’un demi pour mille tout compris… et cinq fois moins au sens strict). Ce n’est pas énorme, sauf si ça tombe sur soi-même (voir aussi le livre de Yann Faure).

La science infusée, remède
de grand-mère?

Pour les accidents d’avion (les médecins font souvent le parallèle), le calcul est encore moins simple, car – pour comparer avec les autres modes de voyage – on ne peut compter le simple nombre de passagers: il faut tenir compte de la distance parcourue. N’empêche, l’avion est avec le train – et de loin – le véhicule le plus sûr; et pourtant, on n’a pas la même peur en prenant le bus qu’en faisant un vol: sans doute pense-t-on aux minutes de chute (si on reste en veille) ou au rêve brisé de carnaval à Rio. Bref ici aussi, le coach contre le stress du vol ne sera pas à court de boulot de sitôt (il y a plein de cours – en ligne, sur place ou à domicile – avec «98% de réussite »). Le «savoir» qui tue la peur est bien un slogan de prof… et les conférences ou expositions savantes sur les fausses peurs des familles sont un grand classique du mandarinat académique (qui en use et en abuse des deux côtés du Boulevard Carl-Vogt): «N’aie pas peur, petit peuple: ton grand maître est là… à la Fac en socio ou au Musée d’ethno».

Nul secret militaire ne survit à une guerre

Encore un slogan qui plaît aux éducateurs… surtout dans leur variante médiatique… est le fameux «en temps de guerre, la première victime est la vérité»… maxime attribuée à Rudyard Kipling… chantre du colonialisme mais ennemi de l’académisme (à noter que ceux/celles qui citent Kipling sont des arroseurs arrosés: voir theguardian.com/notesandqueries/query/0,5753,-21510,00.html et pressclub.ch/quelle-liberte-de-la-presse-en-zone-de-conflit/). A voir les illusions des Années 1930 ou 2010, on peut se demander si – au contraire – la guerre ne décille pas l’opinion (sauf chez les militants les plus bouchés). Les invectives qui fusent entre ennemis dans un conflit disent souvent vrai, de Katyn à My Lai (voir même cia.gov), les prophètes de la paix comme Bertrand Russell ou Catherine Ashton deviennent d’un coup des rois nus et les despotes du Kremlin se livrent à psy ouverte, tandis que les services «secrets» font chacun de la pédagogie à leur manière. Pour connaître les dessous de la Première Guerre mondiale, rien ne vaut la lecture des bulletins de propagande allemands en français. D’ailleurs, l’intox est un art, comme nous l’enseigne l’Odyssée: Ulysse fut le roi du «fake»… et pas que pour le bien public.

Un peu de peur aide à dormir

Avant de conclure, on peut encore signaler au lecteur qu’en février aura lieu à Genève le congrès onusien «Education Cannot Wait» (pour les familles chassées de leur foyer), que le 11 février la Deutsche Schule tiendra portes ouvertes, et que la Haute école d’art a une nouvelle directrice qui ne change pas de… direction. Moins bonne nouvelle, réformer l’éducation est sans espoir: le procès fait à l’école sur Youtube par Jean-Paul Brighelli et sur France Culture par Mara Goyet et Patrice Jean la tire certes de sa torpeur, mais… chacun(e) dans son sens. Tandis que le film coréen «Next Sohee» (qui vient de passer au festival Black Movie) montre que Savoir et Pouvoir entrent dans un cercle vicieux. Quant au débat sur le Rectorat, c’est un peu tard ou alors trop tôt… et donc pas dans ce numéro.

Boris Engelson