Classer les savoirs, quel dédale!

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On ne discute pas les ordres

29 Nov 2023 | Carrière et formation

A l’école, au cours de musique, on nous apprend que l’ordre des notes – du moins de ré à si – vient d’un texte latin que les moines psalmodiaient vers l’an mil: par exemple, la phrase chantée sur le ton «mi» avait «mira» pour premier mot; et le «sol» de ce solfège abrégeait un «solve». Pour l’alphabet, l’ordre de «a» à «z» vient de plus loin: les lettres – dit-on – ont montré des «choses» avant de devenir juste des sons: «beyth» – sa forme le prouve – était une maison et «aleph» un bœuf, donc on met le bœuf devant la maison. Quant à l’ordre des «facultés» de l’Université, il obéit à des logiques en zig-zag.

Le terme même de «faculté» a une histoire ambiguë, ballotée entre «savoir» et «pouvoir»; de même pour «université», à la fois «monde» et «clique»; on pense alors à ces autres frères ennemis réunis sous le terme de «mir» en russe: à la fois «monde» et «paix» car il n’y a point de paix hors de son monde (un doute plane donc sur le titre du roman de Tolstoï).

Le savoir victime de son pouvoir?

L’Université triomphante – voire nombriliste – comprend-elle encore son passé? Il y a un demi-siècle, un savant franco-allemand – Georges Gusdorf – a passé au crible la «faculté» dans son livre «L’Université en question»; tandis que dans son «Histoire des Universités», Stephen d’Irsay trouve «douloureuse» la relation entre la pensée solitaire et sa maison unitaire: l’Université naquit en des temps obscurs pour mettre le savoir à l’abri des pouvoirs… avant d’en devenir un à son tour. Ironie de l’histoire: c’est dans le «pays des notes en bas de page» – l’Allemagne du savant spécialisé – qu’on est fier de ses «Universités» à la Humboldt (unige.ch/fti/fr/recherches/annonces-conferences-colloques/archives/2011/lecon-adieu-lee-jahnke/); alors qu’au terroir des lumières universelles – la France de la «Déclaration» – on dit «je vais à la fac» sans invoquer Diderot.
Détail, mais qui vaut son pesant d’or: ces jours à Uni-Mail Genève, les profs français venus parler de la crise des Universités n’ont jamais entendu parler de Gusdorf ni de son livre, pourtant un «classique des sciences sociales». De toute façon, ce n’est pas sur ces questions qu’on choisit un ou une recteur, on l’a bien vu lors des auditions récentes. Et pour cacher les fissures des murs porteurs, on met par-dessus les clans une couche de crépi «interdisciplinaire» ou «transdisciplinaire». Assez pour le tout-universitaire et ses parties facultaires: c’est l’ordre qui mérite examen ici.

Trois facs sur quatre n’ont pas de science?

Sous unige.ch, quand on clique en haut sur «Facultés», une page s’ouvre avec deux colonnes de quatre noms, et une demi-colonne avec la dernière-née et les «centres et instituts» (il faut lire de haut en bas d’abord, puis de gauche à droite). La première colonne est dans l’ordre qui suit: Sciences, Médecine, Lettres, Sciences de la société; la deuxième: Economie et management, Droit, Théologie, Psychologie et Sciences de l’éducation; la troisième, Traduction et interprétation. On pourrait ironiser sur le «sciences» qui orne l’intitulé de trois facultés, et pas toutes les plus scientifiques… on y reviendra plus loin. Une chose est sûre, dans cette liste des facultés: l’ordre n’est ni alphabétique, ni chronologique, ni même numérique (par le nombre d’étudiants et de professeurs ou par le budget); alors autant demander au service de communication de l’Université… lequel a sans ambages remis au soussigné copie de documents administratifs d’époque qui – surtout par les annotations au crayon – jettent un peu de lumière sur ladite liste. Documents qui datent pour la plupart de 1968: était-ce lié aux grands chambardements estudiantins?

La santé, c’est vital

Mais avant d’entrer dans la psyché des grands commis de l’Etat, on peut jeter un coup d’œil à l’histoire des grands thèmes d’étude. Même si la médecine n’est devenue efficace qu’aux tout derniers siècles (grâce à la chimie moderne et aux progrès de l’optique), c’était déjà une branche phare du savoir antique puis – à Montpellier et Salerne – médiéval. Curieux, si elle est désormais bien plus «scientifique» que du temps d’Hippocrate, elle se retrouve moins «science» fondamentale et plus école «professionnelle» qu’avec l’universel Paracelse: une pincée de physique, une once de chimie, une louche de biologie… qu’on emballe pour soigner la toux.
Au fait, l’Université de Genève n’a eu de Faculté de médecine en bonne et due forme qu’en 1873. Juste retour des choses: la médecine fut une de premières matières – avec le droit – à être introduites à l’Académie de Calvin après la théologie. Entre-temps, au début du XIXe siècle, on avait juste une «Ecole préparatoire de médecine». Assez pour les zigs-zags de la médecine, retour aux «facultés»: celle de droit – bien qu’outil de tout clerc même sans temple – a aussi commencé par une simple «école», et pareil plus tard pour celle de traduction. La Faculté de psychologie (…) a longtemps été simple «Institut Rousseau», quel que fût le prestige mondial de Jean Piaget, avant de devenir faculté en 1975.

La logique de l’instant

On l’a vu donc, la médecine est désormais la deuxième du peloton, après avoir commencé en queue. La Faculté des sciences économiques et sociales, elle, s’est d’emblée retrouvée en troisième position, bien avant d’être scindée (Sciences de la société d’un côté, Economie et Management de l’autre). On fera grâce ici des inévitables sarcasmes sur les «sciences» qui précèdent «économiques» et sur le côté bâtard – fût-ce sur le plan de la langue – de «management». Les courriers internes du rectorat d’époque – sur lesquels s’appuie en partie ce texte – notent que les Sciences économiques et sociales ne sont alors «faculté» propre qu’à Genève et Neuchâtel: dans les autres Universités suisses, elles sont dans la Faculté de droit, voire des lettres dans le cas de Bâle.
Les choses ont sans doute changé depuis; et si chez nous, la théologie a été rétrogradée, c’est surtout qu’elle a changé de statut administratif pour devenir «autonome». Rappelons que sous l’Empire romain le plus décadent, puis chez les francs-maçons les plus éclairés, le savoir se déclinait en «sept arts libéraux»: le «trivium» formé de la grammaire, la rhétorique, la dialectique; et le «quadrivium», qui regroupait arithmétique, géométrie, astronomie et… musique; à quoi – sur le tard – l’Eglise a ajouté la théologie.

Jouons au Lego des savoirs

La lecture des documents – ainsi que celle des trois livres de référence sur l’Université de Genève: le quintal en cinq tomes de Charles Borgeaud et ceux plus portables de Paul-Frédéric Geisendorf et de Marco Maracci – montre que la «logique» de la liste est sujette à caution: un peu de Rabelais, un peu de Bonaparte, sans doute un peu de Fazy, un peu de 68… La Loi sur l’instruction publique codifie l’ordre de préséance, mais sans se poser trop de questions, même dans les considérants avant le vote. Quant aux mille métiers oubliés jusqu’au tournant du siècle par «l’enseignement supérieur», on les héberge depuis lors, mais à prix d’or sous «formation continue».
Cette absence de colonne vertébrale laisse l’esprit du journaliste jouer avec ce que serait une structure idéale. Si on sortait d’un chapeau une Université en pièces détachées de toute faculté, comment la remonter? Tronc commun en première année, fait de trois branches qui donnent la clef des autres: sciences du langage, recherche documentaire, histoire des sciences? Puis baptême du feu en deuxième année: droit, maths, lettres? Ce qui rendrait les sciences dures plus solides, mais moins dures en troisième? Pour le reste, faut-il mettre les «sociales» et «économiques» en théologie, leur modèle structurel sinon originel; et le «management», à l’école de guerre? La médecine – si vitale du berceau au grabat – serait-elle de trop à chaque niveau scolaire de 5 à 105 ans? Discussion de bistrot, ou sujet qu’on esquive trop… comme le suggère le titre du haut?

 

Boris Engelson