Les douanes africaines vont baisser les défenses.

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carrière & formation

L’économie, un jeu de l’avion?

22 Déc 2021 | Carrière et formation

C’est l’«expertise» qui – en économie moderne – fonde la formation et les carrières: d’ailleurs, dans sa jeunesse, «l’intelligence artificielle» avait pour modèle le «système expert». Mais entre «expertise» et «compréhension»… n’y a-t-il vraiment qu’une nuance de vocabulaire? Depuis le temps que les experts sèment des graines d’avenir radieux et que les peuples récoltent la crise financière… la langue savante doit masquer une faille. Etude de cas: trois rencontres sur l’avenir de l’Afrique… qui promettent beaucoup: trop, comme le jeu de l’avion?

La première rencontre ne fut autre que la conférence de presse au Palais des Nations sur l’Accord de libre échange africain (en vigueur depuis un an; voir au.int, undp.org et unctad.org). Un rapport de deux cents pages – comme toujours, avec des chiffres à la virgule, même pour parler des notions les plus floues – tente de concilier le «ça» des ressources qui abondent et le «si» des inégalités à combattre.

Mine sans fin ou trou sans fond?

Ce serait facile d’ironiser sur chaque page d’un document tout de même chargé d’information, mais le mal est systémique: une institution «représentative» ne peut qu’aligner des évidences ou entretenir une mythologie… à coups d’experts de haut niveau. Un des «principaux messages» dudit rapport montre bien qu’entre «parler» et «dire», il y a tous les pièges des mots creux: «La mise en œuvre effective de politiques et stratégies cohérentes (…) sont importantes (…) en vue de tirer parti du potentiel de l’Accord»… voilà le «parler pour ne rien dire» dont l’officialité a le secret (et même, le devoir). Reste la grande question esquivée, surtout en comparant avec la Corée ou la Pologne: pourquoi des générations après la colonisation et malgré une variété de situations et les contrastes des politiques, l’Afrique reste otage d’un sort qu’on colle d’habitude au Brésil… «le pays de l’avenir… qui le restera toujours»? Mais sans aucun doute, une chose au moins a changé ces temps en Afrique: les jeunes cadres, lassés des plaintes rituelles, sont en passe de former une classe d’intellos de choc. Et on en a eu la preuve à l’autre rencontre annoncée plus haut: celle d’Africa 21 (pour son «10e») à la Maison des associations, sur… le même sujet; et en partie avec les mêmes experts… débridés.

Les bonnes questions sont sans réponse

Surprise, ce «parler-vrai», surtout après avoir entendu une entrée en matière plutôt protocolaire, et avoir repéré au programme une experte aussi onusienne (intracen.org). Mais vérité d’Evangile au Palais des Nations, demi-vérité à la Maison des associations. Mieux que des réponses chiffrées à des questions précises, ce sont les questions ouvertes… voire sans réponse… qui ont fleuri ce soir-là: qu’en est-il de l’union monétaire… des réformes politiques… de la fuite dans la dette… du retard des transports… et même du libre échange avec d’autres zones: le Monde arabe, la Chine et la Turquie aussi courtisent l’Afrique. Cet article ne va pas refaire le débat, qui fut filmé et sera donc sans doute en ligne (africa21.org, upaf.ch). Ce qui me frappa le plus, c’est la liberté de ton et la densité du débat – fût-ce avec les mêmes personnes – possible dès qu’on descend des hautes sphères du Palais au sous-sol de Plainpalais (un troisième débat sur l’Afrique – encore plus «réelle» – fut l’œuvre de «L’esprit public» du dimanche 19 décembre à «France Culture»).

C’est écrit blanc sur noir

Certes, même sans langue de bois, les illusions sont de marbre: «L’Europe ne s’est pas faite en un jour!» – comme clama l’oratrice débridée – est un clin d’œil trompeur. Avec le recul de l’histoire, force est de constater que tous les grands blocs ont failli, sauf ceux vieux comme les guerres qui les ont faites: la Chine antique (unifiée dans le sang trois fois en trois mille ans), et les Etats-Unis au prix d’une guerre civile il y a un quart de millénaire. L’Union Soviétique, comme l’Empire britannique, s’est défaite, et l’Europe a un avenir incertain. Les zones de grand export sont souvent de petits pays: la Corée, la Suisse… Mais le plus grave n’est pas là: on peut planer sur la rhétorique du «commerce qui stimule la richesse»… mais à l’écouter de près, l’économie est faite pour deux tiers de jeux de mots. Dire qu’on achètera plus ailleurs veut dire qu’on achètera moins sur place… ou alors – car «l’économie moderne n’est pas un jeu à somme nulle… elle est à valeur créatrice» – tout le monde vendra plus, donc tout le monde dépensera plus. En ce sens, en Afrique comme en Europe, l’avenir radieux n’est-il pas un jeu de l’avion dans les deux sens du terme: celui de la performance technique et celui de l’illusion financière? Certes, l’économie moderne fait des miracles techniques… et la vue d’un avion a fait fort pour asseoir le Nord au Sud. Mais elle n’a jamais réussi à éviter les drames et les ruines… depuis les Guerres de religion jusqu’à l’échec de la Décolonisation.

 

Boris Engelson