Le travail, une réalité qui dépasse son dessin (affiche du Meyrin Economic Forum).

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Le travailleur doit-il partager son bonheur?

19 Juin 2024 | Carrière et formation

Juin est le mois du travailleur: c’est le moment où l’Organisation internationale du travail (ilo.org) tient son assemblée annuelle au Palais des Nations. Autour de ce sommet – qui attire tant des ministres – ont lieu divers forums à Palexpo ou à la Maison de la paix (futureofworkandlearningevent.ch et tascplatform.org). Et cette année, même le Forum économique de Meyrin (meyrin.ch) traitait du «bien-être» au travail. Mais si tout le monde veut un travailleur heureux, on oublie souvent – dans l’équation – le troisième homme qui fait vivre à la fois le patron et l’employé: le client. Et même deux autres: l’indépendant et le chômeur, à qui on ne sait quel numéro donner.

L’Organisation (…) du travail est «tripartite»: chaque pays y délègue ses syndicats, son patronat et son gouvernement. Par les temps qui courent, même les patrons se doivent de tenir un discours «social»: parfois, ils laissent certes un ou une junior d’un des «Petits Tigres» d’Asie tenir des propos plus «patronaux»… mais on met vite ces excès sur le compte du jeune âge des pays neufs aux dents longues.
Au Forum de Palexpo aussi, le grand souci était donc «Que veulent les employés et comment les garder?». Pourtant, ledit forum – qui comble un vide laissé par le «SalonRH» parti pour Lausanne (en novembre: salonrh.ch) – s’adresse avant tout aux professionnels des ressources humaines: guère de syndicalistes dans la salle. Au Forum de Meyrin aussi, on était au chevet de l’employé, dont le rêve en matière d’emploi oublie souvent qui n’en a pas (l’Association des chômeurs tenait son assemblée générale peu de temps après (adc-ge.ch)). Alors, à force d’entendre patrons et employés parler d’une seule voix, cela finit par mettre la puce à l’oreille: ne manque-t-il pas un «troisième» larron au podium? Comme l’Organisation du travail a – on l’a vu – le ministre comme «troisième» homme, parlons plutôt de «quatrième» pour le client, de «cinquième» pour l’indépendant et de «sixième» pour le chômeur.

Un tête-à-tête à plusieurs milliers

Faisons d’abord un tour au Forum de Palexpo et à celui de Meyrin: même si l’un est plutôt blanc et bleu et l’autre rose et vert, tous deux ont snobé l’indépendant. Et l’Organisation internationale du travail le fait à plus forte raison depuis toujours: même quand il se forme en coopérative, le travailleur sans employeur est perçu comme trop patron pour les uns et trop ouvrier pour les autres. Ce n’est que depuis une dizaine d’années qu’on a pris acte du «travail informel» à récupérer et des «platesformes» à la Uber à exorciser. Concessions faites à reculons, mais en admettant peu à peu à mots couverts que le «salarié» classique ne représente plus que la portion congrue des travailleurs. A Palexpo aussi et à coup de post-it, le travailleur ne voyait pas d’autre manière d’approcher le bonheur qu’en trouvant «l’employeur idéal». Mais qu’importe le patron, l’employé et même le client, pourvu que le «septième» homme – le pro des «rh» – y trouve son compte: on l’a vu à une séance sur le cas «Rio Tinto».

Faut être bête pour être pingre

Rio Tinto est une des «majors» de l’industrie minière; mais à la séance où une cadre de la firme parlait en tandem avec une société de conseil, Rio Tinto aurait pu produire des tomates, des chemises ou des marteaux, le discours eût été le même. En une heure on a juste eu une «slide» avec la liste des minerais produits (pas même une photo de mines)… le reste n’étant que discours abstraits sur les compétences en organigrammes à flèches et en analyse des données.
On eût mieux fait de choisir Vale, autre société minière coupable – elle – de deux désastres coup sur coup: là, il y aurait eu de quoi débattre de la part d’avarice et de la part de sottise dans les grands accidents. Or à travers la planète, les récits de la «société civile» mettent sur le dos des patrons à la fois la rapacité et l’imbécillité: ça empêche d’y voir clair. On peut sans trop de mal combattre la rapacité, et Vale a payé la sienne d’amendes par milliards. Mais que peut-on contre l’incompétence, sinon d’illusoires diplômes qui ne manquaient pas chez Vale ni chez Carbide ou à Seveso? Sans compétence, sans valeur pour l’usager final, il n’y a plus de profit pour payer l’employé, même le plus haut gradé. Mais au fond, les trois hommes oubliés, et surtout le client, c’est un sujet en soi: on en parlera mieux une autre fois.

Nul n’est grand homme pour son sous-fifre

D’ailleurs, l’ambiance à Palexpo – ça se sentait à demi-mot – était à l’angoisse face à ses propres insuffisances éventuelles: la crainte d’être toujours en retard d’une ou deux compétences crispait les meilleurs (par chance, le Forum traitait aussi de la formation). A une autre séance à Palexpo, on a parlé des vertus de la transparence et du besoin de rendre compte: mais ce n’est pas pareil (même si Boeing a pu confondre). Quand le Professeur Tournesol emmène Tintin et Haddock voir sa fusée et s’écrie «Voici ce qu’il a fait, le zouave!», ce savant aussi opaque qu’énigmatique rend des comptes… en fin de compte. Bref et c’est tant mieux, le Forum de Palexpo mettait l’auditeur aux prises avec deux questions de plus à chaque réponse.

Mieux qu’unique: dans tous les sens

Le Forum de Palexpo comme celui de Meyrin furent tout de même à deux voix sinon cinq: le premier donna certes la parole surtout aux pros des «ressources humaines», mais ils ne chantent pas tous la même chanson; et l’inclassable Sally-Ann Moore – âme dudit Forum – arrive toujours à inclure d’autres inclassables à tel ou tel panel; quant au second, la Mairie de Meyrin a bien tenté de lui imposer son canon rose et vert, mais une fois au podium, le président des pros de l’emploi (hr-geneve.ch) ne s’est pas laissé faire et a rappelé aux édiles que tout le monde – lors d’un débat – n’avait pas d’emblée les mêmes vues. Bref, à Meyrin aussi, les avis contraires, purent se faire entendre entre deux saynètes édifiantes.

En mono, ce n’est pas profond

Tel n’est pas le cas à l’Organisation internationale du travail, malgré son tripartisme: à une journée de la «Justice sociale» au Palais des Nations, on a entendu pendant une petite heure deux ministres du travail de couleur opposée – Brésil de gauche et Italie de droite – dire mot pour mot pareil: «L’humain doit être au centre»… «Le dialogue social est la clef»… «Vive l’inclusion et l’égalité».
C’est la loi du genre, et là, il n’y a hélas! qu’un genre… sauf à faire dire aux chiffres ce qui chante au ministre: «Au Brésil, seuls quinze pour cent des profits vont au travailleur, le reste, aux dividendes». En ligne, on trouve le double voire bien plus… ça dépend des sources… et tout dépend de ce qu’on nomme «profit». Ça aussi vaudrait un article en soi, mais dans celui qui prend fin ici, on parle plutôt des langues mortes de haut niveau: même les chiffres y sont de bois mort.

 

Boris Engelson