carrière & formation
Le plafond du savoir est-il transparent?
A quoi ressemblerait une Université «libérée», «populaire», et d’ici là «alternative»: ce fut en gros la question qu’on se posa dans un atelier du forum «anarchiste» tenu cet été dans le Jura (anarchy2023). Question qui, par chance, n’a guère de réponse en l’état, et qu’on ne sait même pas très bien comment poser.
Ecole pour tous de 5 à 25 ans, de pointe et sans frais, avec des profs choisis au mérite et une pédagogie toujours plus participative: il fut un temps où une telle Instruction publique eût été vue par le «peuple» comme un rêve. Or elle est devenue non seulement accessible, mais même obligatoire; et pourtant de nos jours, la frustration dudit «peuple» – face aux hautes et basses écoles – est plus grande que jamais. Mais sur des modes différents de ceux du passé: l’école primaire est dénoncée comme sélective donc injuste; et «scolaire» ne veut plus dire «formateur».
A droite, on a parfois douté des bienfaits de l’école républicaine, mais à gauche on veut briser ses limites: de Jules Andrieu à Célestin Freinet ou à Pierre Bourdieu, on a maudit cette machine qui se disait «émancipatrice» mais qui laisse sur le pavé les enfants des classes laborieuses après avoir aseptisé leurs pulsions créatives. Et cela, dès la maternelle; les écoles secondaires, elles, sont plutôt attaquées pour leur mise au pas par le marché du travail… ou pour leur trop ou trop peu de laïcité, d’interactivité, voire de permissivité.
Quant à «l’enseignement supérieur», on accuse sa recherche de négliger les besoins de la société et d’être trop financée par le patronat. Ces reproches ne sont-ils pas encore plus «injustes» que le système qu’ils dénoncent? on ne va pas pousser plus loin la question ici. Disons juste que l’esclavage était injuste, et il a fini par être aboli; le statut de la femme était ignoble, et on a su le réformer; les dictatures étaient cruelles, et on a pu les renverser; mais les travers de l’école résistent à toutes les menées de leurs critiques, qui ne se comptent pas sur les doigts de la main. Alors laissons ce paradoxe en pâture aux pédagogues, jusqu’à la prochaine fois.
La critique de la science est-elle savante?
Le forum du Jura (voir plus haut) a tenu plus d’une séance sur les questions de l’école, de la recherche, des techniques, mais le moins cadré fut celui sur les Universités. Et la critique des Universités est un saut périlleux: on sait d’où on part, mais on n’a pas de point de chute. Comment rendre la science plus «juste» ou plus «vraie», même les savants ne savent le dire (voir «Questions aux savants» de Pierre-Henri Simon et «La science à bout de souffle?» de Laurent Ségalat). Il est certes facile de dénoncer telle chaire liée à Novartis, ou de s’en prendre à «l’islamophobie» de Michel Onfray (voir plus bas). Mais comment «démocratiser» ou «populariser» la Relativité, l’écriture des Mayas ou les théorèmes des Nombres Premiers?
Au forum, on a dit que la Relativité était coupée de la réalité sociale: pas sûr; elle joue un rôle dans la synchronisation des télécom, par exemple. Et – il suffit de voir sa coiffure – Albert Einstein était plus libertaire qu’académique. D’autres diraient que c’était un artiste de la physique, et à l’issue du débat, la notion de «l’esthétique de la science» a ouvert une piste. D’autres encore trouvent que la science n’a pas à être spéculative: qu’on laisse «l’esprit pour l’esprit» à la religion, disent ceux qui veulent une science pour le «bien commun». Et si les tares des institutions scientifiques étaient ailleurs… à déchiffrer juste sous notre nez?
Certains ont parlé de l’urgence d’«abolir la technocratie», d’autres (et pas qu’au forum) ont ironisé sur les «usines à diplôme» et les «échelles de carrière». On les comprend, car quand on va aux séminaires savants ou aux conférences publiques d’une Alma Mater du «top 50», on ne sait plus si c’est le palmarès de l’aventure scientifique ou de la vanité mandarinale.
L’anarchie a gagné sans le savoir
A ce stade, on est loin d’avoir répondu à la question «Une Université autre» ou «libre», ça ressemblerait à quoi? Une «Université Libre» – comme celle de Bruxelles – a voulu se libérer de la tutelle de l’Eglise. Celle de Paris VIII – issue de Mai 68 – se voulait «expérimentale». Mais à l’ère du tout à l’écran, le Web n’est-il pas lui-même – sans le vouloir et sans le savoir – la plus grande école et la plus «anar», où on fait de la recherche autonome? Et la «chatbox» n’est-elle pas une «zone à défendre» très «libérée» du savoir officiel (les organisateurs des conférences en ligne n’aiment d’ailleurs pas toujours faire voir la «chatbox» à l’écran)?
Reste une question: une «Université» – même libre – pourra-t-elle jamais se libérer de ses racines médiévales? On a dit que l’école de demain se fera sans dieu ni maître au podium, mais avec un guide autour de la bibliothèque. Vrai, une année initiale de recherche documentaire (les seules vraies «humanités numériques» qui vaillent) serait un bon tronc commun pour toute étude supérieure (et même inférieure). A condition qu’on ne censure pas la bibliographie: à Saint-Imier, des groupes de militants (surtout, «de très jeunes femmes») ont tenté de retirer les œuvres de Michel Onfray de la halle aux livres. Même sans aller si loin, l’autocensure inconsciente avait déjà éliminé des stands (et du programme) tout un pan du mouvement libertaire… celui qu’on nomme parfois «californien» à la logique «net». On eût cherché en vain à Saint-Imier des livres de Peter Theil, d’Ayn Rand, voire de Daniel Cohn-Bendit, héros des rencontres anarchistes de Barcelone juste après le franquisme, mais perçu de nos jours comme un «vendu» par les rebelles purs et durs.
Que ma main gauche sèche si je t’oublie…
Malgré cette main droite que l’anarchisme s’est coupée à lui-même, les libraires libertaires eux-mêmes restent adeptes de la libre pensée: ils furent outrés par l’étroitesse d’esprit des «censeures» d’Onfray, et une boutique à Genève sait encore ce que débattre veut dire (fahrenheit451.ch; de même sur les ondes, où libradio.org tient studio ouvert). Mais dès l’origine au XIXe siècle, l’Internationale libertaire voyait les dangers du centralisme: sans modèle unique, donc, les branches repoussent dans tous les sens. Ainsi le récent projet de Nicolas Jutzet – libéral pro-Web donc no-Billag – de créer un canton libre dans le Jura est-il le fils adultérin de celui de Narcisse Praz, horloger et éditeur des années 70, dont la boutique libertaire fut ruinée par ses employés… tenus d’avoir la peau du patron.