carrièrE & formation
Le cœur a peu de raison mais la raison a un cœur
Dernier numéro du mois… donc «Spécial Formation»… et chaque fois, on est face aux deux mêmes thèses: celle de ceux qui vivent de leur parole et répètent que la formation va sauver l’humanité si on y met assez de moyens; ou, au contraire, celle des victimes des bavards qui trouvent l’éducation chaque jour plus plate sous la masse du savoir. Pour trancher, Hors Champ va voir – du début à la fin du mois – les pédagogues en action dans notre République. Ces jours, d’ailleurs, ce sont eux qui sont venus au-devant de la population: pendant la Pentecôte, Genève a été quadrillée d’oriflammes sur «la paix au cœur de l’éducation».
Cela pourrait faire sourire: est-ce parce qu’ils sont mal éduqués que les peuples se font la guerre? Pendant trois jours, du Palais des Nations à la Salle communale de Plainpalais en passant par le Palais Eynard, on nous a fait la leçon sur l’amour du prochain, on nous a fait plancher sur les abeilles solidaires, on nous a appris à parler comme il faut… même pour vanter l’école et le paix: «S’armer pour la vie… quel drôle de mot: l’école ne veut pas d’armes sur son sol». Et – clou de l’affaire – on a fait signer à tour de bras une nouvelle «Déclaration de Genève» (16mai.org).
Mais les faits sont là: les guerres reviennent en force après un siècle d’éducation pacifiste… à rendre un loup doux comme l’agneau (ce qui était déjà le thème biblique des Temps Messianiques). Et de tout temps de toutes les guerres, les pires furent «pour la bonne cause» religieuse, coloniale, socialiste… Dans les Balkans, haut lieu de l’éducation au respect des minorités, les couples mixtes furent brisés au premier jour de la guerre de Bosnie, et Carmen – symbole de l’amour – est une histoire sanglante.
Le sport – où on a voulu voir un sain compromis entre la compétition et la camaraderie – est toujours plus le théâtre de batailles rangées. Et le «gué» qui permet la connaissance mutuelle est la racine de «guerre». Pas sûr non plus qu’un «Ministère de la Défense» soit plus tendre qu’un «Ministère de la Guerre»; et la «Maison de la Paix» limite l’audace des analyses des politologues qui y nichent. Mais les chantres de l’amour du prochain ne sont pas toujours dupes: à Plainpalais, on a entendu des mises en garde contre «l’amour de la patrie» et, bien sûr, «l’amour du pouvoir».
Victimes à deux niveaux
Pourtant, à Plainpalais plus qu’à la plénière du Palais des Nations ou à la soirée de la Ville, il serait malvenu d’ironiser sur tant de naïveté. Car si peu de Genevois se sont donné la peine de venir, les gens dans la salle ont prouvé dans le passé leur sincérité: c’étaient, en majorité, des «soufis» (aisa-ong.org). Curieux ménage, celui du Canton et de la Ville qui firent la promotion de ce forum, des Nations Unies et de l’Unesco qui célèbrent chaque seize mai une Journée du «vivre-ensemble» et de célébrités controversées comme Boris Cyrulnik (plus, bien sûr, le «milieu»: l’Université pour la Paix, les Graines de Paix sinon l’Ecole instrument de Paix… et même le Bateau Genève, la Fondation (…) socioculturelle et la Commune de Bernex). Ce sont toutefois les «soufis» sus-mentionnés qui furent au cœur du forum, car la Journée avalisée par les Nations Unies était leur initiative.
L’auteur de ces lignes n’est pas soufi, ni même «croyant», mais il sait que les soufis paient souvent le prix du sang pour leur pacifisme. Certes, ce sont des mystiques, et Rûmi a été chanté tout un soir mardi dernier au Palais genevois de l’Athénée. Mais on ne saurait construire une société moderne sur une mystique; ni sur celle de derviches tourneurs, ni sur celle de «frères musulmans» (dont le père se disait soufi). Mais quand une mosquée soufie dans le Sinaï fut l’objet d’un attentat d’Islamistes radicaux il y a sept ans, personne chez nous n’a versé une larme pour le demi-millier de victimes. Alors ces soufis plus introvertis que conquérants méritent bien notre «solidarité».
L’art de la science, c’est la franchise
Ce forum de la paix ne fut pas le seul «événement» éducatif du mois; d’ailleurs, on ne sait plus guère ou s’arrête l’information, ou commence l’instruction et à quel stade elle devient formation. Passé inaperçu hors du milieu, un colloque à la mémoire d’André Giordan – pédagogue des sciences – a eu lieu mi mai à Uni-Mail (juste après un atelier de l’Unesco sur les réformes éducatives… qu’on archive par milliers): surprise, l’hommage au disparu ne fut pas «hagiographique», et le complice «théâtral» de Giordan – Daniel Raichvarg – a démystifié avec une amicale franchise les mandarins de la pédagogie.
Rare artiste de la science, Raichvarg semble ignoré du Cern qui fait grand bruit autour de «art et science» et où – les mêmes jours – avait lieu un festival de films (cinéglobe.ch). Mais au Cern, on prend l’art au sens de showbiz: ce qui frappe quand on entend – à leurs grandes messes du 70aire – les étoiles de la science et du savoir jouer leur partition, c’est combien les règles du genre bornent les plus grands esprits: quand une Fabiola Gianotti, un Michel Spiro, un Nicolas Gysin… font l’article pour leur maison en récitant leur leçon au podium, rien ne les distingue d’un Roger Federer à la télé vantant ses articles de sport.
Etre une «référence», ça fige, au Cern comme à l’Unesco: c’est ainsi que le patron du Bureau de l’Education – Yao Ydo, qui fut donc à sa manière l’héritier de Jean Piaget – est mort prématurément avant d’avoir eu le temps de se «décoincer»: il n’est pas le premier au Bureau dont on ait découvert le potentiel… une fois parti. Ne peut-on semer l’esprit du savoir sans être un maître «modèle» à faire des enfants «sages»?