L’emploi est-il du théâtre?

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hors champ

La ronde des métiers

15 Juin 2022 | Carrière et formation

Ça avait l’air bien sage: «Nouveaux enjeux en matière de politique RH pour les responsables d’entreprise», tel fut l’intitulé du dernier des «Petits déjeuners des PME et des start-up» conjoints à la Fédération des entreprises et au Département de l’économie. Mais selon la manière de comprendre chaque mot, on verra l’évolution des métiers comme une course ou une ronde…

«Paradoxe: les patrons clament qu’ils peinent à trouver des employés… alors même que Genève a un chômage record» aux normes suisses. Après cette entrée en matière assez franche, les héros et héroïnes étaient déjà fatigués, et le paradoxe rengaina sa lame. On a dès lors parlé des «désirs» des employés – par exemple, en matière de mobilité et de liberté – auxquels les employeurs devront s’adapter. Car «l’employé est au cœur (…) des processus, et (son) talent est le cœur de l’entreprise». Cette rhétorique – pleine de sollicitude pour les travailleurs – sort de la bouche non pas des syndicats, mais des sociétés de conseil mandatées par les «responsables d’entreprise». Le patronat est-il devenu plus royaliste que le roi… plus syndicaliste que les syndicats? Mais trêve de plaisanterie sur l’œcuménisme des partenaires sociaux: n’y a-t-il pas dans ce ménage à deux un laissé-pour-compte au moins, le «consommateur» tant décrié… pour des raisons contraires, mais des deux côtés? Et notre système de formation si prestigieux vise-t-il l’efficacité de l’économie ou l’honorabilité de ses notables? En tout cas, le paradoxe du début n’est pas juste affaire de malentendu, et les louables efforts des pouvoirs publics ont montré plus d’une fois leurs limites. Les candidats ne sont pas si nuls… les employeurs ne sont pas si stricts… alors y aurait-il un blocage identitaire: gestion ou technique chez le patron… social et psy chez l’employé? Et faute de prendre ces mythes à bras-le-corps au «petit déjeuner», on va tourner autour pendant trois paragraphes… avant de revenir à Saint-Jean pour un bilan.

Trop gros pour être vrai?

Question formation, on peut diviser les métiers en trois groupes au moins: techniques, sociaux, pratiques. Inutile de tourner autour du pot: les sciences humaines, sociales, politiques… ont chaque jour plus piètre valeur. «Harvard est devenue la championne du formatage: le débat n’y est plus admis… on n’a plus le droit de penser»: ce n’est pas une lubie de média: cette phrase sort de la bouche d’un expert mondial au-dessus de tout soupçon (au point qu’il serait gêné qu’on le nomme). Or des propos de même teneur sont de moins en moins rares, même chez des gens bien en cour… signe que la crise est grave des deux côtés de l’Atlantique. Chez nous, seul des artisans de la «créativité» – réfugiés dans une Université privée à Bellevue – osent encore défier la pensée unique par des jeux de rôles (voir webster.ch, qui vient de tenir son colloque annuel sur les «possibility studies»). Hormis ces marginaux poussés sur des chemins de traverse par les poids-lourds, la seule question encore ouverte est de savoir si Harvard est un élevage d’autruches et nos Instituts, de perroquets… ou l’inverse. Mais que la «formation» doive plutôt être appelée «élevage»… cet énoncé ne choque plus guère ceux «qui savent», même si c’est sans doute le tabou central de notre société. «Hors champ» – encore une fois – tente de le briser de manière primaire, mais aux plus subtils secondaires et distingués tertiaires d’élever le débat à leur manière… plutôt que de se taire.

De quel côté est l’imposture?

Passons aux métiers de sciences dures: lors du «petit déjeuner», on a rappelé – car ce fut déjà dit mille fois en ce siècle – que «la science avance si vite que ce qu’on apprend au bachelor est démodé quand on a fini sa thèse». Certes, la biologie fait plus de résistance que l’électronique, mais le piratage informatique pourrait bien être le symptôme de cette obsolescence programmée. Et même au niveau le plus élémentaire, si on demande à un professionnel (à chaque occasion… donc vingt fois en deux ans) «comment faire une sauvegarde des textos?», un sur deux déclare «impossible», l’autre affirme «c’est facile»… mais aucun ne sait dire comment. Décidément, le jet continu de formation et information des agences «numériques» étourdit plus qu’il n’anime l’esprit. Ce n’est pas très différent sur l’Olympe des sciences – au CERN – où on est incollable sur la dernière équation… on tutoie le vénérable big-bang… mais on ignore ce qui s’est passé entre deux, de Michael Faraday à Rolf Heuer (un récent débat public l’a montré). Mais si au sommet on est otage de sa gloire, on peut – comme en Bourse – parier sur les valeurs oubliées: au Science Innovation Hub (unige.ch/sih/), de valeureux chercheurs – complexés par le fameux «impostor syndrome» (et intimidés sans doute par l’ombre de la Télé voisine) sont surtout en quête de leur destin.

Trop bourge, le prolo?

Restent les métiers de terrain, apanage de l’apprentissage ou des hautes écoles. Là, le problème est d’une autre nature: «Deux ans de formation pour passer du statut d’infirmier à celui d’infirmier urgentiste… n’est-ce pas un peu long pour faire face aux pandémies?». Même au Conseil mondial des infirmières, on admet qu’il y a là-dedans un brin de lourdeur bureaucratique, voire corporatiste. Les subalternes de la santé veulent rivaliser avec leurs chefs pour la longueur du curriculum-vitae: ça permet d’autres espoirs. Mais dans les métiers plus terre-à-terre, on a un peu le même syndrome, d’où l’épouvantable «plombier polonais» venu casser les prix de nos chers apprentis. A noter que la formation «duale» n’est en rien une exception suisse, même si la Suisse reste «exemplaire» en la matière (digital-skills-jobs.europa.eu/en/latest/events/how-does-higher-vocational-and-professional-tertiary-education-differ-across).

La fabrique des postes inutiles?

Retour à la salle du «petit déjeuner» à l’heure des questions et réponses, ce qui permet de tester les analyses des institutions privées ou publiques. Difficile de faire sortir ces pouvoirs constitués de leurs raisonnements circulaires… alors on peut sortir soi-même du cercle pour voir qui (ou ce qui) est dehors. Outre la formation qu’on vient de mettre en question, l’autre menace sur l’avenir radieux du partenariat social est le «consommateur»: jamais convoqué au «dialogue social», il n’était donc pas programmé à la matinée «RH». Mais les travailleurs indépendants parlent parfois pour lui, comme l’imbroglio Uber continue à le montrer; c’est de la salle et non du podium qu’est venu un vibrant hommage aux indépendants (procadres.com). Bref, notre économie est-elle un ménage à deux – patrons et employés – ou à quatre, avec le client et l’administration… ce qui pourrait expliquer le paradoxe initial sur le hiatus du travail? Pour débusquer les acteurs cachés dans le hiatus, suffit de poser une question d’enfant: où passe la frontière entre «télétravail» et «délocalisation»? C’est moins la distance que la fonction qui les distingue: le travail à domicile arrange l’employé, les lointains prix cassés arrangent le client. Alors, un tel ménage à trois ou quatre peut-il avoir un «happy end», sachant que les «justes revendications» des salariés poussent les prix à la hausse, et les «délocalisations sauvages» poussent les travailleurs au chômage? Le patronat, lui, étant déchiré entre la crainte du fouet étatique à la Uber et d’une perte de marché comme jadis la SIP ou Sécheron.

Société de service… à qui?

Or c’est là que les métiers du premier groupe – ceux des sciences molles trop vite mises au coin dans ce texte – vont faire voir à quoi ils servent. On laissera l’industrie s’expatrier, on sauvera les gagne-petit par les prix, mais pour masquer ce cynisme, on recrutera à tour de bras les autruches et les perroquets: juristes qui font croire au «gagnant-gagnant», sociologues qui s’en prennent au «libéralisme», communicateurs champions des «bulletins de victoire», artistes «engagés» qui chapitrent le citoyen, consultants qui donnent raison à «l’air du temps» sinon «au plus offrant», voire humanitaires qui justifient toute «revendication» et même les «incivilités». La seule question qui reste encore ouverte est «combien de temps peut durer ce jeu de l’avion?». Même si ce texte sur notre démocratie sociale n’est pas très scientifique, ni bien respectable, on ne peut – sur ces questions – prendre pour argent comptant le discours officiel, ni même le discours savant.

 

Boris Engelson