Qui est l’artiste et qui le ministre?

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ou ce qu’on ne peut dire ni au forum ni à la scène

La culture mise en boîte

22 Sep 2021 | Carrière et formation

Cet été, l’actualité genevoise a été défrayée par deux «événements» un brin immo et assez métiers. Les gens de bon ton parlent d’architecture théâtrale; et de ciment culturel. Les plumes de mauvais goût, d’une «mise en scène» politique; et d’un pacte faustien des artistes.

Fin août, ouverture de la Nouvelle Comédie, au bel air mais de mauvais thon: le jeu de mots est facile, mais il est difficile de poser la question sans jeu de mots. Malgré la nouvelle genèse et la bonne nouvelle annoncées aux quatre coins de Genève par les panneaux d’un lyrisme biblique, cet «écrin» de verre et béton va-t-il formater la culture comme une boîte d’alu le fait du poisson? On entendait la question dans la cohue des couloirs aux angles droits, lors des festivités. Suffit-il de déclamer sur tous les tons que l’art sert à «vivre-ensemble»… pour échapper au «lieu commun» dont le double sens échappe souvent aux apôtres du «bien commun» (voir l’édito de La Bâtie pactée à la Comédie pour la rentrée). Ce qui nous mène à l’autre grand coup estival des artistes de notre République: ces derniers mois, grand chantier du «Département de la cohésion», qui voit en les artistes un «ciment» social de rêve. Là, la culture joue l’immobilisme sinon l’immobilier, à en juger non par le mouvement des «acteurs culturels», mais par le statut de fonctionnaire qu’on leur fit miroiter (voir ge.ch): le fameux Esprit de Genève, est-ce l’art de commande? Et qui commande dans notre société… on se le demandait en suivant les débats: que les «artistes» trônent désormais dans des palais promis au rêve ou s’installent dans des usines au passé d’enfer, les plus précaires ont le verbe haut… et les mieux installés, la hauteur verbeuse… pour parler de «concertation».

Une comédie, la lévitation?

Doit-on prendre la rhétorique des artistes pour argent comptant, quand ils parlent de leur maison «de tous les possibles»… même celui de nous «faire flotter au-dessus du sol»… et ainsi, à force de «nous sentir uniques ensemble», «nous déplacerons des montagnes» (comme Yukong qui en fit son beurre?). Tous les théâtres de notre ville chantent ces couplets en cadence: le lexique sonne pareil de la Comédie à La Bâtie ou aux Marionnettes… et l’image porte la couleur. La volonté commune de la Comédie et de La Bâtie de «briser les barrières et les préjugés» a donné une photo «de campagne» aux deux brochures du programme… dont l’une clame avec modestie «Tout commence». Le samedi inaugural, l’heure de présentation de la saison par le tandem directeur m’a laissé perplexe: pas tant par la très prévisible jupe du directeur quand la directrice porte le pantalon. Non, c’est le côté «vendeur» des affaires culturelles qui sautait à l’ouïe plus qu’aux yeux: il y avait du «catalogue des Deux Suisses» dans cette prestation.

L’art vivant, est-ce l’art marchand?

Face à l’art, le citoyen est surtout face à un dilemme: à crier «génial», il peut être mené par le bout du nez… mais à crier au scandale sans recul, il risque de rater le coche. C’est d’ailleurs le rôle de l’art – selon le sociologue Abraham Moles – d’être le lieu de «l’indécidable», comme on le dit si bien chez Analix. Alors, malgré les clins d’œil aux mauvaises langues, ce texte se borne à poser des questions. A commencer par celles du jeu de la vérité: «Quelle différence entre le pain et les jeux antiques et la politique culturelle moderne?», et «L’imposture est-elle le plus grand des arts?». Le festival de La Bâtie avait pu, jadis, choisir comme thème de l’année «Zurich… et la gastronomie»… sans que nul n’y trouve à redire; et à l’ère de la photo, la peinture a la provoc’ comme… mission. Pour rendre l’art au «peuple», on devrait aussi rendre au peuple son droit de jadis: le lancer de tomates… en contrepoids aux monstres sacrés (assez défendus par le film grec «When tomatoes meet Wagner», montré à Genève par Ciné-Onu). Or dans notre République, critiquer la «culture» est aussi mal vu qu’encenser le «marché». Pourtant depuis cent ans, les arts les plus «publics» furent marchands, et dans le théâtre, le cirque Knie n’a peut-être pas dit son dernier mot… surtout avec le retour des «performances» sans paroles.

Culture rime avec censure

Ce deux poids deux mesures est-il un risque pour la culture, ou sa raison d’être? L’affiche est l’art de séduire… c’est vrai pour celles de L’Oréal comme celles du Parti ou celles de Béjart. Mettre Hamlet ou Guerre et Paix à l’affiche en bouche un coin au peuple, qui ne voit pas ce que cachent les murs faits par les artistes avec leur «ciment social». L’artiste fait donc de l’intox sans le savoir comme Monsieur Jourdain… mais on le flatte comme un magicien. Qu’il soit plein aux as ou ait fait vœu d’indigence, c’est un héros tandis que le patron est un ennemi: mi-septembre, Steve Jobs a été lapidé sur la scène de La Bâtie… et seul un «one woman show» a osé s’en prendre plutôt à «L’enseignement supérieur». Reste à écrire le vaudeville sur l’histoire… de la Comédie, avec toutes ses intrigues. C’est souvent après leur mort qu’on découvre les combines d’artistes, que décrit un livre juste paru sous la plume de Grégoire Dunant et Danielle Cardoz: «C’est des chansons qui se ressemblent». Ou qu’on en fait des sources de prêt-à-frimer: peu d’amateurs de théâtre savent pourquoi «il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark».

 

Boris Engelson