Experts de haut niveau
Comment le devoir tue le savoir
La semaine dernière dans cette rubrique, on a laissé entendre que notre société post-moderne employait des savant(e)s de gros calibre pour leur faire faire du travail de singe. Un congrès récent l’a montré d’autant mieux qu’il était de très «haut niveau»: le «World Data Forum» des Nations Unies (unstats.un.org/unsd/undataforum/).
En allant à Berne pour un des trois jours du sommet mondial des stats, je me disais que pour une fois dans le système onusien, on allait entendre les données brutes… libres de prêche. Le patron des stats des Nations Unies avait parlé aux médias la semaine d’avant, et avait fait de l’effet. Après avoir dit tout de go qu’il se sentait timide… n’ayant guère l’habitude de parler à la presse… il avait été au cœur du sujet sans façon (et surtout, sans langue de bois): un intello dans le bon sens du terme qui n’a pas besoin de «guide-âne» pour répondre aux questions. Des mois plus tôt, lors d’un débat de «sciences citoyennes» en ligne, un de ses collègues s’était aussi profilé par son franc-parler et son esprit libre. Bref, c’est bel et bien de «très haut» que je suis tombé, parmi les cent ou deux cents experts au Kursaal de Berne (la masse des inscrits restant sans doute à distance). De quoi donc suis-je à même de me plaindre cette fois?
Ce qu’il fallait démontrer
Combien de temps faut-il pour se faire une idée de la parole d’experts… pour décider s’il faut la boire ou la jeter? Parfois, il faut toute une vie, voire une éternité: on meurt centenaire dans la bonne religion, à moins que ce ne fût une «durable» illusion. Dans d’autres cas, c’est au milieu de sa vie qu’on prend conscience des errements à répétition, où on finit par voir le signe d’une erreur essentielle dans le catéchisme originel: on devient alors – comme un Alain Minc ou une Blandine Kriegel, sinon un Martin Luther ou un Henri Poincaré – un(e) défroqué(e), sinon un(e) «pentito/a». Mais il arrive qu’on surprenne les saints en action scabreuse, et d’un coup, le charme est rompu. A Berne, j’étais certes arrivé avec une foi minée à peine retapée, mais il ne fallut qu’une heure pour que je perde toutes mes illusions. Avant même la première session, dans les couloirs occupés par des agences proches du sujet, j’ai été surpris de ne point voir l’Organisation mondiale de la santé, malgré le thème du congrès empreint de Covid. Je me suis alors replié sur les Droits de l’homme et le Programme alimentaire. «Avez-vous des chiffres sur la faim selon le statut social… disons, le niveau de diplômes?». Question pas si incongrue que ça si on pense au chômage des diplômés, sujet lancinant hors d’Europe. Mais sujet qui gêne tous ceux qui – à l’Unesco surtout – croient que l’éducation a réponse à tout. Pas de données «désagrégées» sur le sujet, donc: on peut prendre dans tous les sens les «indicateurs des Droits de l’homme» du Haut-Commissariat, ils sont taillés sur mesure sur les «Objectifs du développement durable» avec des ciseaux victimaires. Nuls chiffres sur les flics tués, ni sur les brimés qui brillent à l’école… et ceux sur le genre vont tous dans le même sens (et sur le climat ou le plastique, on en apprend plus à Palexpo pendant le salon Index (edana.org) qu’au Palais des Nations pendant la séance ad-hoc (unece.org)).
à objectif est-il objectif?
Ce biais fut confirmé dès le premier atelier: «Oui, nous devons être des militant(e)s», s’est écriée une experte en réponse à une question. Cela tombait mal, peu de temps après la sortie du livre de Nathalie Heinich, «Ce que le militantisme fait à la recherche». Le livre de cette sociologue n’est pas à la bibliothèque du Palais des Nations; mais les statistiques «militantes» ont déjà fait parler d’elles sous le roi de la stat à «objectif»: le camarade Staline. Et les experts de Berne n’avaient cesse de demander pardon au peuple de ne pas l’avoir assez écouté… et de lui promettre une «data revolution». Seuls deux ou trois égarés – comme les sociétés Gallup et Esri ou une Téléfonica colombienne – cherchaient des faits sans préjugé.
Militer dispense du doute
Mais le pire n’est pas là: ce qui frappe dans les cercles d’experts comme celui du Kursaal de Berne, c’est que les gens qui lèvent la main après les exposés n’ont pas de vraie question ni ajout: ils veulent juste s’entendre dire – et faire entendre à leurs collègues – combien ils sont de zélés serviteurs des «Objectifs» de la maison et combien ils méritent bien du système par leur érudition technique. Alors, si «tout part des données», comme l’a affirmé l’expert en intelligence artificielle Xavier Comtesse ces jours à la Chambre de commerce, faire dire d’avance aux données ce qui nous met en valeur, c’est tuer la pensée dans l’œuf.