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carrière & formation

Aux optimistes, le peuple… aux pessimistes, le fric

10 Nov 2021 | Carrière et formation

«Explore la transition» écologique et urbanistique (voir exploregeneve.ch): pas un jour sans que les pouvoirs publics nous donnent à penser pour lutter. Si Genève reste capitale de la pédagogie, c’est surtout par son civisme optimiste… au plan bien rodé en cinq leçons: le péril est grand… mais les élus sont bons… et le nombre rend fort… donc «happy end» après l’épreuve… si le peuple fait bien ses devoirs. Cette alliance des élus et des citoyen(ne)s a bel et bien de quoi rendre optimiste… à moins que (voir plus loin) les minorités «dangereuses» s’accrochent à l’argent moins par matérialisme que par pessimisme.

Même Edwy Plenel se sent son benjamin!

Difficile de savoir à quelle «exploration» nous ont conviés – de mi à fin octobre – les pouvoirs publics, médiatiques et culturels dont les logos ornaient le programme de cette quinzaine. Le bâtiment Sicli fut à cette occasion occupé par une exposition d’affiches «artistiques», placée sous l’égide de Walter Benjamin. Auteur tombé dans l’oubli, car associé au pessimisme… pas juste par son suicide à l’orée de la Guerre… mais que le panneau à l’entrée voulait mettre au service des «causes». «Transformer son pessimisme en source d’optimisme» (cité de mémoire), tel était le vœu des curateurs/trices de l’exposition venue de Lyon. Certaines des affiches – de deux mètres de haut – ne portaient rien d’autre qu’un slogan, dont trois étaient remarquables: «L’écologie sans lutte de classes, c’est du jardinage»; «The only dangerous minority is the rich»; et l’incontournable «Caca… pipi… talisme». On ne va pas ironiser au premier degré sur ces slogans, dont les artistes ont dit qu’ils n’étaient pas d’eux, mais furent des cris ouïs à des manifs. Mais au second degré, on trouve dans ces trois cris les clichés mortels de notre société… et on va quitter Sicli un instant pour les voir de Sirius.

Une solidarité de bas niveau

«Pas de guerre entre les peuples… pas de paix entre les classes», clamait une affiche rouge restée des mois sur les murs de nos villes. Aucun citoyen «engagé»… aucun militant «conscient»… ne voit là un «discours de haine»: si on n’est pas «fautif» de la couleur de sa peau, c’est par contre de propos délibéré qu’un nanti reste «dans la haute». Les victimes des révoltes sociales ne peuvent donc s’en prendre qu’à elles-mêmes… car si le peuple est sage et bon, les riches sont des requins myopes ou des vipères lubriques (ces termes ont fait florès dans les années Trente). Mais l’impeccable rhétorique du misérabilisme butte sur deux questions de base… et une troisième, moins facile. D’abord, pourquoi le peuple sage et bon n’arrive-t-il pas à s’émanciper après un quart de millénaire de démocratie… à moins d’avoir des militants inspirés pour le guider? A cette question d’enfant, les inspirés ont opposé toute sorte de théories sur l’aliénation, sur les héritiers, sur l’information… trop saugrenues pour être plus qu’une mode.

Les aristos ont-ils tous le
sang bleu?

Autre question: pourquoi, après chaque nettoyage, renaît-il sans cesse une classe de «sales» profiteurs (aux «privilèges» inconfortables, ajouteraient Gates ou Sissi)? La réponse tient en une autre question: parle-t-on des minorités de «coffre-fort» (haïes à gauche) ou d’«avant-garde» (honnies à droite)? Un coup d’œil sur l’histoire des majorités et des minorités fait voir ce qui ne colle pas dans le concept de la «lutte des classes»… qui mène tôt ou tard au pogrome des «riches minorités». Certes, l’enfant qui veille en chaque humain rêve d’un village de Schtroumpfs fraternels, mais – pour des raisons plus fortes que la justice – les sociétés modernes sécrètent des minorités à foison. Certaines sont mal loties, d’autres bien nanties… les unes ont hérité, les autres ont grimpé… il y en a par leur beauté, d’autres par leur métier… mais leur sort n’est pas fixé une fois pour toutes. Arthur et Gengis Khan étaient valets avant de devenir rois… les typographes furent «aristocratie ouvrière» avant de tomber au chômage… Arméniens et Israélites ont dû leur survie au Livre et à l’or… parfois au violon: même pauvres, ils ne pouvaient compter sur la «solidarité» du «peuple».

Tous «peuple»… alors qui taxer?

De même, le «peuple» n’est pas une masse collée à la glèbe: Karl Marx le savait bien, coincé entre le «Lumpenproletariat» et la «petite bourgeoisie» des artisans indépendants; et après Colomb, les campagnes ibériques ont perdu leurs bras par l’exode des Conquistadores. Si on regarde derrière la bannière du «peuple», on voit qu’il se recompose sans cesse… contre ceux ou contre quoi la force du nombre peut donner un avantage. En Suisse et même à l’Est, le «peuple» n’a plus le visage de l’ouvrier, pour qui – d’ailleurs – le paysan était souvent l’ennemi (qu’on mettait au pas en vidant ses greniers). Le noyau du «peuple», de nos jours, est employé du secteur «public» ou de sa société «civile», avec sa couronne de minorités patentées pour tenir tête au «populisme». Pas étonnant, donc… le «peuple» n’est jamais tant «solidaire» que pour tondre les minorités nanties: selon les pays et les temps, ça s’appelle «fiscalité» ou «pogrome»… la nuance étant moindre qu’on ne le dit. En tout cas, si le «peuple» est brave, bon et vrai quand il souffre, il joue les Iznogoud dès qu’il trône: rien n’est plus dur qu’un serf devenu chef. Des trois slogans cités au début, celui du «pipi caca» est le pire, non par ses gros mots, mais par ce que c’est juste un mot: une phrase peut être défiée… mais avec un mot, c’est plus dur. Prêter à «l’ennemi» une odeur scato, ça évite de dire en clair qui, quoi et où… tout en «classant» sans appel les êtres entre «eux» et «nous» qui sentons l’air pur des cimes… bref, c’est bel et bien le mot d’ordre du pogrome. L’éthique «démocratique» est d’abord «arithmétique»: on additionne les gens… on multiplie par leur peine… on soustrait les nantis… bref, on passe de l’intelligence artificielle à la morale artificielle. L’ennui, c’est qu’en calcul, on se trompe souvent de signe (surtout s’il y a des éléments «négatifs»).

L’optimisme des 72 vierges

Retour à Walter Benjamin, et son pessimisme converti en optimisme: «Avez-vous vu monsieur Walter Benjamin? j’ai deux mots à lui dire»… «A quelle heure parle Walter Benjamin?»… j’ai posé dix fois ce genre de questions… au portier comme à l’artiste ou au ministre, le soir d’ouverture d’Explore; «Non… je ne vois pas qui c’est»… «L’heure de son exposé doit être dans le programme»… bref, personne n’avait la moindre idée de qui était ce Walter Benjamin, icône de l’expo. Mais ça, c’est pour l’anecdote… Walter Benjamin, et surtout son pessimisme n’est pas soluble dans le «demain, on rasera gratis avec mousse écolo». Il y a diverses définitions de l’optimiste et du pessimiste, même sans l’aide de Candide. Ce qui cloche avec l’optimisme, à notre époque dans notre société, est qu’il est en général intéressé (avec un bémol de pessimisme juste par «principe de précaution»). Pis, l’optimisme de commande évite les dilemmes au profit du confort moral: si l’avenir est rose, le Mal n’est qu’un gué à passer… guidé par le «militant engagé»; par contre, si les drames font l’Histoire, on doit se mouiller même la tête, pas juste les pieds: on a tout pardonné aux pacifistes des années Trente, même quand ils en devinrent collabos… mais Pétain et Churchill sont tous deux mal vus des milieux «de progrès». Pas étonnant que, depuis lors, tous les arrivistes veuillent jouer au résistant, et que les pouvoirs publics parrainent des slogans criminels pour «défendre les victimes»… de préférence sous couvert d’œuvres d’art «scientifiquement documentées».

 

Boris Engelson