Les présentations, qui se sont déroulées au Musée Olympique (Lausanne), ont captivé le public.

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Rencontres La Foncière 2022

Ville et campagne: deux mondes qui se tournent le dos?

26 Oct 2022 | Articles de Une

En Suisse, les clivages entre citadins-consommateurs et ruraux-paysans ne sont pas aussi importants qu’ailleurs en Europe. Certes, la mobilité et l’accessibilité jouent un rôle déterminant, mais l’alimentation est également un facteur clef. Plutôt que d’opposer les milieux urbains et ruraux, pourrait-on parler de convergence, de collaboration et d’interdépendance? Les Rencontres La Foncière 2022 ont abordé ces questions lors de deux conférences (Lausanne et Zurich), à travers le regard de plusieurs experts. Le public a été captivé par les débats animés par Michael Loose, CEO d’Investissements Fonciers SA, société de direction du Fonds la Foncière.

«Le fossé ville-campagne – en termes de modes de vie, de préférences politiques et de vision urbanistique, est moins profond en Suisse que dans d’autres pays européens», indique Vincent Kaufmann, professeur de Sociologie urbaine et d’Analyse des mobilités à l’EPFL. Pour le chercheur, la taille restreinte du pays et son infrastructure ferroviaire limitent les clivages spatiaux. D’autres paramètres entrent en jeu, comme les oppositions linguistiques, politiques ou confessionnelles.

Se déplacer facilement

La Suisse comprend d’importants espaces ruraux et intermédiaires (petites et moyennes villes rurales); on peut toutefois considérer notre pays comme une grande métropole multipolaire, irriguée par un réseau ferroviaire performant. Le taux de population qui habite en ville est l’un des plus élevés d’Europe. Par ailleurs, l’urbanisation est distribuée de manière égale: où que l’on soit, il est aisé de rejoindre une ville en une demi-heure, par la route ou le rail. Ainsi, habiter à la campagne et travailler en ville, sans devoir subir de longs déplacements, est une réalité pour nombre d’entre nous. La mobilité pendulaire est plus répandue en Suisse qu’ailleurs. En France par exemple, plusieurs millions d’habitants vivent dans des bassins de vie très ruraux, notamment dans le centre du pays, des territoires éloignés des villes et mal desservis par les transports publics. Une situation qui rend les déplacements domicile-travail particulièrement ardus.

Retrouver une unité spatiale
à taille humaine

La pandémie a révélé qu’une part de la population aspirait à un rythme de vie plus apaisé, en cohérence avec les enjeux de durabilité. A l’époque d’une généralisation des objets connectés, le télétravail permet de retrouver une certaine unité et contribue à l’intrication des modes de vie urbain et rural. Dans la ville du quart d’heure – concept développé par le scientifique franco-colombien Carlos Moreno (voir page 16) – tout élément utile à la vie quotidienne (logement, emploi, commerces, services) se trouve à portée de l’habitant, en quinze minutes à pied ou à vélo. Travailler à domicile ou à un quart d’heure de chez soi est un moyen d’éviter l’étalement urbain et les mouvements pendulaires, synonymes de pollution, tout en s’affranchissant de la dépendance à l’automobile.

La Suisse comprend d’importants espaces ruraux et intermédiaires; on peut toutefois considérer notre pays comme une grande métropole multipolaire.
L’agriculture entre dans les villes.

Les Suisses privilégient le local

«Les enjeux alimentaires n’ont jamais été aussi présents dans les débats, insiste Eric Dereudre, directeur des Affaires Publiques chez Corteva Agriscience. Les crises récentes et en cours renforcent le besoin de sécurité alimentaire. Il nous faut questionner le développement urbain et l’aménagement du territoire, ainsi que l’utilisation des ressources». L’expert cite quelques chiffres qui donnent le vertige: chaque jour, 230 000 nouvelles bouches sont à nourrir; nous serons vraisemblablement neuf milliards d’habitants sur la planète en 2050 et 70% de la population globale vivra dans des zones urbaines (chiffres de l’ONU). Cette explosion démographique nécessitera environ 50% de production alimentaire supplémentaire. Mais dans la réalité, les surfaces agricoles n’augmentent guère; elles régressent plutôt face à l’urbanisation.
Plusieurs crises majeures nous occupent aujourd’hui. Environnementale, tout d’abord: si l’agriculture contribue aux gaz à effet de serre (méthane, azote), elle est surtout l’activité économique qui subit le plus les dérèglements climatiques. Politique: environ 30% des échanges mondiaux de céréales proviennent de la Russie et de l’Ukraine; à relever toutefois que l’impact de la guerre n’est pas tant dans la capacité à produire des céréales, mais à en assurer les échanges. Sanitaire: la Covid a rendu plus difficile l’accès à la main-d’œuvre agricole saisonnière. On assiste également à une disruption des produits et intrants agricoles (semences, engrais, pesticides, matériel). «L’approvisionnement alimentaire n’est pas – ou plus – un acquis, y compris dans les pays riches, et des points de vulnérabilité se font sentir», constate Eric Dereudre. Cela se traduit – dans l’opinion publique et les programmes politiques – par une volonté de souveraineté et d’autosuffisance alimentaire.
Cette recherche de localisme peut sembler logique; «Ce concept est toutefois trompeur car difficile à mettre en œuvre à l’échelle d’un pays ou d’une région. En effet, il n’est pas possible, agronomiquement et techniquement, de tout produire partout. Par exemple, faire pousser des bananes dans nos contrées n’est pas raisonnable du point de vue économique et environnemental», poursuit le spécialiste en agronomie. C’est en ce sens que l’Initiative (juin 2021) qui visait à interdire les pesticides en Suisse a été rejetée, puisqu’elle allait de pair avec davantage d’importations. Cette votation – suivie de près à l’étranger – a mis le doigt sur une donnée concrète: les Suisses préfèrent des produits réglementés dans leur pays plutôt que le «tout bio».

Des projets qui renforcent
l’imbrication ville-campagne

De nos jours, un double mouvement se fait sentir: l’agriculture entre dans les villes, d’une part; les citadins se réapproprient l’acte de production, d’autre part. Des fermes urbaines voient le jour, permettant à la population de s’approvisionner en fruits et légumes grâce aux circuits courts. La productivité et la rentabilité de ces projets sont toutefois limités. La Municipalité de Lyon a poussé la démarche à l’extrême: d’ici cinq ans, elle compte devenir une ville autosuffisante en termes de production agricole. Quelque 10 000 hectares du foncier urbain ont été extraits et mis à disposition de maraîchers, censés nourrir les
523 000 habitants que compte la ville. Cependant, Eric Dereudre met en garde: cette promesse risque d’être difficile à tenir. La réalité montre que seuls 15% des besoins alimentaires seraient couverts et en dix ans (plutôt que cinq); en outre, il faudrait ajouter aux fermes urbaines un périmètre de 250 km autour de la ville de Lyon.
Autre source d’engouement et d’investissements: les fermes verticales ou indoor farms. De la haute technologie est mise au service d’une production hyperintensive et protégée des aléas climatiques. Dans des usines et des containers poussent des légumes, sous une lumière artificielle. Le concept est né des Etats-Unis où, sur la Côte Est, 70% des produits frais proviennent de Californie et nécessitent plusieurs jours de transport. Les fermes verticales situées dans les pôles urbains permettent, quant à elles, une récolte quotidienne, avec une productivité décuplée: on estime qu’un hectare de salade indoor est en mesure de remplacer 300 hectares en plein champ; en outre, plusieurs cycles de production sont possibles par année. Moins de kilomètres parcourus et d’émissions de gaz à effet de serre sont les avantages de ce processus. Il permet aussi le développement d’autres variétés, diversifiant ainsi le goût, l’aspect et les nutriments, plutôt que de sélectionner les végétaux selon le seul critère de la résistance au transport. Un bémol toutefois: la forte consommation en électricité et en eau de ces structures, problèmes que les producteurs tentent de contrer en installant des panneaux photovoltaïques et en veillant à la circularité de l’eau (salades en dessus, poissons en dessous!). Eric Dereudre relève un paradoxe: alors que les consommateurs refusent l’utilisation de la technologie à outrance dans les champs, ils sont prêts à l’envisager indoor.
Le mouvement inverse concerne des citadins qui partent à la rencontre de l’agriculture. En tant que «consom’acteurs», ils s’engagent dans l’acte de production; cette implication peut prendre plusieurs formes, comme le crowdfunding, l’aide ponctuelle aux travaux maraîchers, les abonnements aux paniers de fruits et légumes, etc.

Quelles perspectives?

Grâce à des technologies miniaturisées, nombreux sont les particuliers qui se lancent dans leur propre production de légumes, sur leur balcon ou leur bout de terrain. Cette volonté d’autoproduction et d’autoconsommation des citadins se heurte bien souvent à la réalité; car faire pousser son kilo de tomates n’est pas si simple… «On a besoin d’un avocat, d’un agent immobilier, d’un médecin, d’un garagiste quelques fois par année, mais on a besoin d’un agriculteur trois fois par jour pour se nourrir, voire quatre si on met du biocarburant dans sa voiture!», conclut Eric Dereudre.

 

Véronique Stein

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