architecture - Liu Jiakun
Une antistar remporte le prix Pritzker
Il est tout le contraire de ces architectes stars qui multiplient les grands gestes esthétiques, les provocations, les audaces. Lauréat du prix Pritzker 2025, l’artiste chinois Liu Jiakun, 69 ans, longtemps écrivain avant de devenir architecte, privilégie une architecture ancrée dans une certaine tradition et une recherche de l’harmonie.
Né à Chengdu, gigantesque métropole de 22 millions d’habitants, capitale de la province du Sichouan, au sud-ouest de la Chine, c’est là qu’il a fondé son agence en 1999 et qu’il travaille toujours. Chengdu, une ville emblématique qui est aussi la patrie des pandas, élevés et protégés dans une grande réserve naturelle attirant chaque année des flots de touristes. Très actif et très apprécié en Chine mais peu connu à l’étranger, Liu Jiakun vient de recevoir le prix Pritzker 2025, le Nobel des architectes attribué pour la deuxième fois seulement, après Wang Shu en 2012, à un architecte chinois.
Un prix qui récompense un créateur prolifique qui a construit des dizaines de bâtiments de toute sorte – logements, bureaux, églises, sites industriels, réhabilitations, maternité pour pandas… – et qui a réalisé aussi un immense lieu emblématique au cœur de Chengdu, le West Village, mêlant logements résidentiels, espaces verts et terrain de football, le tout ordonné dans une sorte de quadrilatère et disposé sur plusieurs niveaux reliés par des passerelles piétonnes en acier. Une sorte de labyrinthe étrangement calme et protecteur, ouvert à la fois sur lui-même et sur l’extérieur qui, comme l’ensemble de ses réalisations, a séduit le jury du prix Pritzker par sa densité et son audace tranquille.
«Liu Jiakun imagine et construit des mondes nouveaux, explique le jury, affranchis de toute contrainte d’ordre esthétique ou stylistique. Plutôt qu’un style, il a développé une stratégie qui s’appuie sur les réalités du présent et les manipule jusqu’à pouvoir proposer un tout nouveau scénario de la vie de tous les jours. Plus que du savoir ou de la technique, il injecte du bon sens et de la sagesse dans la boîte à outils de l’architecte».
Un écrivain devenu architecte
Pourrait-on dire que le nouveau lauréat du prix Pritzker imagine et construit selon son bon plaisir, sûr de ses impressions et de ses intuitions? Est-il un architecte qui, au-delà des formes et des contraintes, parvient à embrasser toute la vie, comme un artiste complet? Liu Jiakun a un parcours à part, il était écrivain avant de devenir architecte et en a gardé le goût de la mise en forme et du récit. Il a publié plusieurs romans et recueils de poésie et même s’il est passé du monde des mots à celui de la matière, c’est-à-dire de l’univers des livres à celui de la ville et de l’espace, il continue de créer des paysages, des lieux de vie, des décors, et de provoquer des émotions.
Le visage sage et bienveillant, la voix douce et le ton posé, Liu Jiakun dégage un charisme un peu étrange, plutôt intériorisé, un peu comme Jack Ma, le fondateur d’Alibaba. Il a des idées sur l’architecture, bien sûr, et il les met en œuvre, mais elles n’ont rien d’arrogant ni d’abrupt. Rien à voir, par exemple, avec le pompeux Jean Nouvel ou le sympathique Rudy Ricciotti qui ferraille nuit et jour pour son cher béton! Liu Jiakun, en fait, inscrit son travail dans une certaine tradition, celle de la culture et de l’histoire de la Chine.
Obstinément, il se dit «architecte de Chengdu» et il est vrai qu’il se retrouve, comme sa ville natale, dans un besoin d’ancrage pour tenter de résister à un bouleversement phénoménal, le plus grand bouleversement de l’histoire de l’humanité en ce domaine. Après les horreurs de la dictature de Mao qui avaient maintenu le pays dans la dévastation et la misère, la Chine a connu une croissance foudroyante qui a tout changé, entraînant des déplacements de population massifs des campagnes vers les villes et donnant naissance à des concentrations urbaines tentaculaires et inhumaines. La Chine, aujourd’hui, compte cent vingt villes plus grandes que Chicago, qui recense tout de même 2,6 millions d’habitants!
Puissance des gratte-ciel et
douceur des parcs
Chengdu illustre ce dynamisme incroyable qui se traduit, depuis une trentaine d’années, par d’impitoyables mouvements de démolition-reconstruction qui altèrent la mémoire profonde, inscrite dans l’urbanisme, de la population. En visitant Chengdu, on s’enfonce dans un monde inconnu. On se perd d’abord dans d’inextricables forêts de gratte-ciel qui dégagent une immense puissance et une joie de vivre communicative, traduisant l’optimisme et la confiance des Chinois d’aujourd’hui. On découvre ensuite, étonné, de vastes espaces verts, des parcs aux arbres monumentaux et aux allées secrètes, des temples revenus de l’enfer du maoïsme et à la sérénité immuable, des musées qui sont comme des passerelles sur un passé douloureux…
Liu Jiakun est l’architecte de Chengdu, mais aussi de son époque, et il s’efforce de concilier nature et culture dans une recherche très classique de l’harmonie. Il valorise la tradition chinoise, le bambou, la pierre, la brique, intègre arbres, plantes et étangs, mais il redéploie tout cela à sa manière et en toute liberté. Poète, il livre ses états d’âme à la «Süddeutsche Zeitung»: «Je me comporte comme si j’étais de l’eau. Je pénètre un site en m’efforçant de n’avoir aucune forme prédestinée en tête, je m’infiltre dans les lieux et dans leur environnement. Avec le temps, cette eau se solidifie progressivement pour se muer en architecture, voire en ce qui est la plus haute forme de créativité spirituelle dont les hommes sont capables».
Ancien correspondant du journal «Le Monde» à Pékin, Frédéric Lemaître a livré son témoignage dans un livre paru récemment, «Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping» (Editions Tallandier). Il explique notamment que le président chinois Xi Jinping déteste l’architecture venue de l’étranger, comme il le lui avait confié longuement, durant pas moins de deux heures, lors d’une rencontre, en 2014, consacrée aux arts et à la littérature. Il avait critiqué les «bâtiments bizarres», notamment à Pékin, créés par des architectes stars occidentaux, désignant sans les nommer les deux tours de la télévision d’Etat, la CCTV, construites par le Néerlandais Rem Koolhass. L’art en Chine, argumentait Xi Jinping, devait «diffuser les valeurs chinoises contemporaines, incarner la culture chinoise traditionnelle et refléter l’activité esthétique du peuple chinois».
Liu Jiakun incarne, à sa manière, cette recherche de racines et d’authenticité.