Me Jacques Roulet, avocat – juge suppléant au Tribunal pénal.

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société - Un entretien avec Me Jacques Roulet

Taxis à Genève: une lutte sans fin

14 Déc 2022 | Articles de Une

– Me Roulet, vous êtes l’avocat des milieux professionnels représentant les taxis de Genève. Depuis quand vous battez-vous pour eux?
– J’ai débuté mon combat pour les taxis en 1985, à une époque où les taxis dits «sans droit de stationnement» réclamaient de pouvoir disposer des mêmes droits que les taxis dits «officiels». Les temps ont changé. Il n’existe aujourd’hui plus qu’une catégorie de taxis, mais le problème est resté, du fait du développement des VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur), qui représentent une concurrence importante aux taxis, même s’ils ne sont plus appelés «taxis».

– Pourquoi décrivez-vous la défense des taxis comme «une lutte sans fin»?
– Les taxis occupent une place importante dans la mobilité et doivent être considérés comme un maillon des transports publics, tout en restant aussi un moyen de transport privé. Leur place est dès lors très convoitée. Ainsi, de tout temps, des services de «limousines», puis de VTC, ou encore de services spécialisés pour des personnes en situation de handicap, sont venus occuper le terrain du transport de personnes, en cherchant systématiquement à échapper aux règles contraignantes de la profession de taxi.
En se soustrayant aux contraintes des taxis, ces VTC ou sociétés de transport de personnes handicapées arrivent à prendre une part importante du marché, tout en proposant des prix parfois inférieurs, du seul fait que les règles de la concurrence sont faussées. Cela est d’autant plus douloureux que les chauffeurs de taxis conservent des revenus faibles et sont souvent dans la précarité. Leurs tarifs n’ont d’ailleurs pas augmenté depuis 25 ans.
Par ailleurs, l’Etat s’est toujours montré préoccupé à régenter les taxis de manière sévère. Il n’y a pas d’autre profession à laquelle l’Etat s’intéresse autant! Le Grand Conseil modifie la Loi sur les taxis à tout bout de champ, souvent tous les cinq ans, et l’administration consacre beaucoup d’énergie à vouloir réguler la profession. Cela aboutit à des contraintes démesurées, qui rendent l’exercice de la profession difficile et causent des contestations sans fin.
En d’autres termes, les taxis sont coincés entre un Etat envahissant et une concurrence féroce qui s’affranchit des règles. En outre, plus l’Etat veut contraindre les taxis, plus il donne champ libre aux VTC et sociétés de transport marginales, car il se montre incapable, dans le même temps, de faire respecter les règles minimales d’une saine concurrence.

– Pourquoi l’Etat ne peut-il pas faire respecter les mêmes règles par tous?
– Il est toujours plus simple de mettre des amendes aux voitures parquées sur une route le long d’un parc que d’entrer dans le parc pour attraper les dealers de drogue. C’est ce qu’il se passe dans le monde des taxis. Les VTC viennent de toute part, avec des véhicules d’autres cantons, ou même de l’étranger, sans respecter les règles genevoises, ni même les droits élémentaires des chauffeurs, qui sont souvent payés au lance-pierres. Et les autorités se montrent incapables de limiter le flux de ces transporteurs, attirés par la richesse de la Genève internationale, ni de mettre en place des contrôles suffisants pour empêcher d’agir ceux qui n’ont aucun droit de venir travailler à Genève. Il n’est pas plus capable de faire respecter les conditions de travail applicables à Genève, ni les droits sociaux. Le cas d’Uber est le plus bel exemple.

– Pourtant, Uber a récemment été contrainte de respecter les lois suisses et genevoises?
– C’est un leurre! Les autorités genevoises ont fait un «pont d’or» à Uber pour lui permettre de poursuivre son activité à Genève, après que le Tribunal fédéral avait pourtant sifflé la fin de la récréation. Pourtant, Uber aurait dû se mettre à jour avec toutes les cotisations sociales détournées dans le passé, l’AVS, etc., mais aussi avec la TVA et les arriérés de salaire des chauffeurs, avant de pouvoir continuer à exercer. Les autorités cantonales se sont contentées de quelques promesses insuffisantes, en faisant totalement fi des conditions légales de la nouvelle Loi sur les taxis et VTC, qui venait pourtant d’entrer en vigueur le 1er novembre 2022.
Par ailleurs, on voit de plus en plus de voitures Uber immatriculées dans d’autres cantons, notamment avec des plaques VD, venir travailler à Genève, en s’affranchissant de toutes les conditions genevoises, notamment salariales, ce qui démontre bien qu’Uber continue à défier les autorités et à détourner la loi. Il est affligeant de constater que les autorités plient pareillement devant la puissance d’une multinationale, alors que dans le même temps elles ne craignent pas de se montrer tatillonnes avec les chauffeurs de taxi locaux.

Les milieux professionnels manifestent pour que le dumping cesse.

– Dès lors qu’Uber doit dorénavant payer ses chauffeurs au salaire minimal genevois, une concurrence loyale est-elle rétablie?
– Elle n’est en rien rétablie. Dès le jour où Uber respectera les lois suisses et genevoises, et paiera ses chauffeurs au tarif horaire minimal (qui passera prochainement à 24 francs de l’heure), qu’elle payera les cotisations sociales et la TVA, cette firme ne pourra pas conserver des tarifs de course qui la fait apparaître comme meilleur marché que les taxis. Et comme les VTC Uber n’ont pas accès aux voies de bus, en réalité ses courses reviendront plus cher que celles des taxis. Uber sait que dans ce cas, elle disparaîtra.
Il faut garder à l’esprit que le «business model» d’Uber tient uniquement au «disrupting», soit le fait de travailler en marge de la loi, avec l’idée que c’est la loi qui va s’adapter à Uber et non l’inverse. Le jour où Uber acceptera de respecter les mêmes lois que les autres, c’est qu’elle aura accepté de disparaître. En attendant, les autorités font preuve d’un laxisme grave, qui maintient une concurrence anormalement déloyale.
Pour ne pas se plier aux normes, notamment sur le salaire minimum genevois, Uber a créé un concept assez particulier, consistant à considérer que le chauffeur, qu’elle fait employer par une société tierce – MITC Consulting SA-, ne travaille que lorsqu’il reçoit la commande de la course et l’exécute, mais pas quand il se met à disposition d’Uber et attend une course. C’est très clairement contraire au droit du travail. C’est comme si le restaurateur ne payait son serveur que le temps pendant lequel il vous apporte votre plat, mais ne le payait pas pendant qu’il attend l’arrivée de clients!

– En plus d’Uber, on voit apparaître d’autres compagnies de VTC. Posent-elles les mêmes problèmes?
– On voit fleurir tous les jours des groupes de chauffeurs VTC ou des sociétés qui tentent d’investir le marché genevois du transport de personnes en VTC. Certains pourraient se trouver dans le même cas qu’Uber, en devant salarier leurs chauffeurs. De manière plus générale, le problème des VTC tient dans le fait que les chauffeurs VTC exercent en réalité une activité de taxi. Le VTC n’a pas pour vocation, ni d’ailleurs d’autorisation légale, d’être un taxi et de se mettre à disposition du client pour le prendre immédiatement sur la voie publique. Le VTC ne doit prendre ses courses que sur la base d’une commande préalable, ce qui implique un nécessaire temps entre la commande et la course. 
Lorsqu’un VTC prend une course dans la rue, on parle de «maraudage», ce qui est bien sûr interdit. Or le fait que des VTC prennent les courses via des applications qui repèrent la position du client et celle de la VTC, est en réalité du «maraudage» électronique, qui contrevient à la loi. La pratique des VTC consistant à attendre les clients devant les discothèques est tout aussi illégale.
En conclusion, chacun a droit à travailler dans ce métier et les taxis n’en ont pas le monopole. Mais il faut que chacun soit à sa juste place. Pour jouer dans la même cour, il faut respecter les mêmes règles. A défaut, la gabegie profite aux plus fraudeurs. Tant que les règles de notre Etat de droit et social continueront à être bafouées, la lutte ne pourra que continuer.

 

Propos recueillis
par Diana Fertikh