Lorsque des bâtiments sont voués à la démolition pour céder la place à des projets de construction, très souvent – par «paresse intellectuelle» et pour aller plus vite, on détruit l’existant sans tenir compte de tous les éléments qu’il recèle. Bien que des expériences de réemploi voient le jour un peu partout en Europe, ces démarches restent marginales. Comment faire en sorte qu’elles deviennent des outils incontournables du projet architectural? La question se pose désormais avec d’autant plus de force que les déchets issus des déconstructions sont devenus ingérables. Des professionnels romands de la branche s’attellent à structurer le processus de réemploi et ses diverses étapes.
Sur un chantier, on récupère des composants structurels – piliers métalliques par exemple – dans un immeuble sur le point d’être démoli pour leur redonner une seconde vie, plutôt que de refondre cet acier par une opération de recyclage. Les éléments sont remontés de manière différente. Ailleurs, la «chasse» aux matériaux concerne des appareils sanitaires et de cuisine, des dalles de terrasse en pierres naturelles ou en béton, des parquets, des sols en faïence, des portes et fenêtres. Ces éléments de construction retrouvent de la noblesse dans de nouvelles constructions – qu’il s’agisse de maisons individuelles ou de complexes immobiliers – apportant une touche d’originalité à notre cadre de vie. Par ailleurs, les terres d’excavation, moyennant des ajouts ciblés en fonction de leur nature et de leur usage, peuvent être réutilisées comme matériaux de construction.
Si la réutilisation des matériaux – tels quels et sans transformation, peut sembler une démarche originale, elle n’a, en soi, rien de nouveau: la pratique du réemploi remonte à l’Antiquité. En l’an 439, le Code théodosien interdisait de se débarrasser de tout matériau issu de la démolition d’un bâtiment. L’enjeu consiste aujourd’hui à se ressaisir de ces savoir-faire ancestraux pour les mettre au service de la construction durable. En résumé, l’objectif est de rendre le bâti modulable, d’en faire une ressource plutôt qu’un futur déchet.
Une plus-value à la construction
La production (chantier) et la démolition des bâtiments tendent à engendrer comparativement davantage d’émissions de gaz à effets de serre que durant leur exploitation. Les déchets provenant de ces deux phases abondent et si tout est théoriquement recyclable, cela représente encore aujourd’hui un coût économique et énergétique considérable. Alors pourquoi ne pas employer les structures et systèmes des bâtiments plusieurs fois? C’est ce que prône le modèle circulaire appliqué à l’industrie de la construction. Tous les types d’opérations – transformation, rénovation, densification, indépendamment de leur taille, sont concernés. Les matériaux sont réutilisables in situ pour un nouveau projet ou ailleurs, si possible dans un périmètre proche. Certains éléments démontés peuvent également être revendus via des plates-formes spécialisées.
La démarche de réemploi combine plusieurs avantages: diminution de l’énergie grise, faible empreinte carbone, limitation du volume des matériaux mis en décharge, recours aux ressources locales, etc. Par ailleurs, le réemploi est une solution qui contribue à renouveler les courants architecturaux. Enfin, cette approche contribue à l’émergence de métiers, soit des professions d’art, mais aussi celles liées au diagnostic, à la déconstruction, la réparation, la logistique, etc. Ces emplois concernent tous les niveaux de formation, de la manutention à l’ingénierie spécialisée.
Des projets créatifs de réemploi se développent en Suisse: avec le bureau FAZ architectes, la Municipalité de Meyrin/GE a réalisé les Halles de machines au Jardin Alpin; des dalles provenant de chantiers de démolition – pour une grande part du Théâtre de Carouge, ont été récupérées. L’exercice a été reconduit pour la construction de «Local Environnement» au stade des Arbères (Meyrin). Cette réalisation a fait la part belle aux ressources du territoire, nécessitant une collecte de «déchets» sur les chantiers de démolition ou de transformation alentour.
Citons également Baubüro in situ qui a développé depuis 2015 plusieurs grands projets mettant à profit la filière du réemploi. Une des principales références de ce bureau bâlois est la rénovation-surélévation d’un bâtiment industriel (Halle 118) à Winterthour: la structure porteuse et les finitions ont fait l’objet d’une recherche assidue de matériaux localisés dans un rayon de
100 km maximum. Les matériaux bruts ont été privilégiés, afin de limiter l’investissement dans leur reconditionnement. Dès la phase de conception, de nouvelles logiques ont été adoptées, selon le paradigme «la forme suit la disponibilité».
Pour la Halle 118 à Winterthour, les matériaux bruts ont été privilégiés, afin de limiter l’investissement dans leur reconditionnement.
Pour faire du réemploi la règle
Parmi les structures romandes qui s’engagent dans le domaine du réemploi: Osmia, basée à Genève et spécialisée dans l’intégration des enjeux de durabilité dans les projets immobiliers, de la phase de conception jusqu’à l’exploitation. Dans le cadre de six mandats qui lui ont été confiés à travers la Romandie, l’équipe d’Osmia – en collaboration avec Sumami – a initié un diagnostic visant à identifier le potentiel de réemploi des bâtiments voués à être démolis, soit des maisons individuelles qui seront remplacées à terme par des constructions plus denses. Un inventaire sommaire est en cours, basé sur des critères économiques, écologiques et architecturaux; l’état de vétusté de la matière existante, ainsi que la présence d’éventuels polluants, sont également recensés.
Une fois le relevé de l’existant établi, la seconde étape consiste à élaborer une planification adaptée aux mines de matériaux sélectionnés. Si ces derniers sont en quantité insuffisante sur le site, il sera nécessaire de les rechercher ailleurs, dans un délai fixé par les porteurs de projet.
La responsabilité partagée des acteurs
Alors que les éléments de réemploi sont aisément identifiables et leurs qualités reconnues, pourquoi la pratique ne se généralise-t-elle pas? s’interroge François Guisan, directeur d’Osmia. Pour lui, nous n’en sommes qu’aux balbutiements: «Le marché n’offre pas une organisation de la chaîne de valeur complète et bien structurée. Des plates-formes de vente, ainsi que des ressourceries – dont certaines disposent de dépôts de stockage – existent, qui signalent aux propriétaires les matériaux relevés sur les chantiers». Pour l’expert, ce premier maillon de la chaîne est essentiel mais il manque la suite du processus, ainsi que la présence d’acteurs opérationnels.
Idéalement, il serait judicieux d’inscrire la prestation de réemploi dans les soumissions par corps de métiers, dans le but que les entreprises concernées se chargent elles-mêmes de la dépose des matériaux, de leur transport, du stockage et du reconditionnement. De plus, des garanties de pose, d’adaptation éventuelle aux normes en vigueur et de durée de vie sont importantes. «Les milieux professionnels devraient être impliqués dans l’ensemble du processus, en planifiant le réemploi en amont, CFC par CFC, et en intégrant les coûts directement dans les projets», résume Laurence Jaillat, architecte et responsable projets chez Osmia.
Faire plus avec moins
Pour les biens immobiliers en propriété, des propositions de matériaux/éléments de réemploi seraient à inscrire au catalogue. «Le défi consiste à être en phase avec le planning du projet, afin de ne pas devoir stocker les matériaux trop longtemps, note François Guisan. En même temps, le processus de commercialisation doit avoir démarré pour que les courtiers puissent présenter aux futurs propriétaires les options de réemploi comme alternative aux modèles neufs».
Combien coûte le réemploi en comparaison d’une construction conventionnelle? Malgré les idées reçues, la réutilisation des matériaux et des structures du bâtiment est une solution économiquement viable, tant pour les travaux de finition que pour les structures porteuses du bâtiment et les éléments de gros œuvre (tuiles, briques, pierres, etc.). Cependant, la faisabilité de chaque projet de réemploi doit être étudiée avec soin. Laurence Jaillat précise: «Du point de vue économique, la réutilisation des éléments de construction a du sens s’ils sont faciles à démonter, à nettoyer, et s’ils sont disponibles en grande quantité. Les aspects logistiques entrent également en ligne de compte car, selon les cas, les transports et stockages intermédiaires ne sont pas rentables ou impossibles (manque de zone de stockage)». Afin d’aborder en détail ces questions, Osmia organise des ateliers qui réunissent les maîtres d’ouvrage, promoteurs, architectes et autres spécialistes.
Les graines sont plantées et prêtes à germer. Nombre d’acteurs privés ou publics s’intéressent déjà à la démarche. Des architectes trouvent dans les matériaux de réemploi une source d’inspiration: certains conçoivent même leurs projets sur la base des «déchets» engendrés par une déconstruction préalable. Toutefois, pour que le réemploi en Suisse gagne en légitimité, un important travail de sensibilisation reste à mener auprès de l’ensemble des partenaires qui gravitent autour de la construction. Sans oublier l’indispensable engagement politique!
Véronique Stein
Voir également «Le réemploi, c’est l’avenir», Journal de l’Immobilier No 5, du 20 octobre 2021; «Transition énergétique et patrimoine immobilier», JIM No 34, du 1er juin 2022; «Chantier zéro déchet (Pilet Renaud SA)», JIM No 43, du 31 août 2022.