Loups et requins seront tirés à Carouge.

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Renart était-il clérical ou libéral?

9 Nov 2022 | Articles de Une

Dimanche à une brocante: un bel album du Roman de Renart fait de l’œil au chaland. La manière dont le goupil médiéval joue au pèlerin le jour pour mieux tricher la nuit rappelle des choses vécues en nos temps post-modernes. Et la formule de Marx sur le libéralisme – «un renard libre dans un poulailler libre» – revient à la mémoire. Alors voyons une demi-douzaine de situations récentes où – par intérêt ou par mimétisme – la comédie humaine semble sortie des fables anciennes.

Renart a-t-il des remords? L’autre soir à un ciné-club (metroboulotkino.ch), conflit de générations lors du débat après le film. Le sujet: une fabrique au Vietnam qui produit pour les grandes marques hi-tech. Dans la salle au Grütli, des anciens qui savent encore ce que «Métro Boulot Kino» veut dire: en Mai 68, le slogan avec «Dodo» sans «Kino» résumait la condition ouvrière. Au micro face à la salle, une jeune cadre de l’asso «Solidar» commente ledit film: elle s’en prend au pouvoir de Hanoï, au laxisme de Phnom-Penh et au retrait de Washington. Elle ne semble pas savoir que Hanoï la Rouge a fait rêver tous les «engagés» un demi-siècle plus tôt… que le micro-crédit a été vanté depuis des lustres par les amis de Building Bridges… et que les traités de libre échange – comme «Tisa» – ont été contrés par Solidarités jusqu’à la Mairie de Carouge. «Quoi?! Les salariés au Cambodge ont été protégés tant que dura le traité avec les Etats-Unis?» s’étonne un vétéran. «Alors, le rêve d’un Vietnam populaire donc exemplaire, c’est fini!», constate une historienne. Quant au micro-crédit qui asservit, ses chantres avaient d’abord nargué les banquiers… blâmés pour leurs notions «étroites de marché». Le malentendu sur ce que «solidaire», «engagé» ou «libéral» veut dire remonte aux sources, comme l’a rappelé ces jours Daniel Cohn-Bendit à la radio.

Nous voulons aussi décader

Renart est-il un utopiste? «Mais non… je ne suis pas devenu libéral aux dépens des opprimés… j’étais déjà et rebelle et libéral sur les barricades en 68 quand on m’appelait Dany le Rouge… et je fus perplexe de voir plus tard nos lanceurs de pavés d’Europe brandir le «Petit livre rouge» de l’intox à l’encre de Chine», dit-il en substance. De nos jours, la manière dont le cercle au pouvoir à Pékin brandit le gros livre blanc d’Alexis de Tocqueville pour en conclure que «le Siècle Américain est fini» montre que pour les oracles d’avenir «plus juste», «qu’importe le livre, pourvu qu’on le brandisse». A vrai dire, de Pékin à Moscou à Genève… vrais dogmatiques et faux libéraux sont «solidaires» des «opprimés» plus ou moins sur le même mode… l’essentiel étant toutefois de rejeter d’avance la faute sur les autres… pour en «découdre» l’âme en paix. A l’Est donc, l’ennemi, c’est l’Amérique du Pentagone et de l’Internet… chez nous… c’est un autre Ouest: celui de Trump et Bolsonaro. Si une question rend rouge (de rage) notre «intelligentsia»… en toutes ses Ecoles du savoir et ses Palais du progrès… c’est bien celle-ci: «Pourquoi la moitié du peuple au Chili et au Brésil vote-t-elle pour des ennemis du peuple?». Et «Pourquoi les femmes d’Iran ont-elles désormais la nostalgie d’un Occident décadent?». On peut dire sans trop d’excès que le «Festival du film sur les droits humains» ou «Filmar en America Latina» sont des antidotes à ce genre de questions.

Il y a «populaire» et populaire

Renart est-il cloîtré? Le monde du «plaidoyer» des bonnes causes s’est peu à peu replié sur lui-même, comme on l’a encore vu cette semaine à la «Peace Week». Cette société civile… elle dit «ne laisser personne derrière», mais elle jargonne dans sa barbe… elle croit seule avoir saisi «les vraies causes des conflits» même après les échecs d’un siècles d’«Hommes de bonne volonté»… elle gonfle sans fin ses équipes et duplique les comités, multiplie les sessions et met la main sur les budgets, mobilise l’ethno et fait croître sa comm’… bref, ses besoins sont chaque jour «en croissance», tant ses valeurs sont élevées mais les peuples encore sourds. Mais elle ne sait répondre à une autre question d’enfant: pourquoi Chaplin, Disney, Eminem, Beyoncé, Toyota, Apple… sont-ils si populaires (même dans les Républiques populaires) aux quatre coins de la planète… sans besoin de pédagogie invasive? A propos, même Karl Marx avait vu que les peuples les plus démocrates et égalitaires étaient les plus… «primitifs»: la modernité offre-t-elle des outils de soumission inconnus des Vikings ou des Papo?

Les Barbares sont-ils «barbares»?

Renart est-il candide? Pas roublard pour deux sous, le nouveau Haut-Commissaire aux droits de l’homme Volker Türk a – lors de sa première rencontre avec les médias – frappé par sa bonne foi… qui reste la foi d’une Croisade. Malgré son nom – aussi trompeur que celui de Johnson chez BoJo – cet homme aguerri mais affable n’est pas Turc mais Autrichien… et la majuscule initiale dit l’essentiel. Car il y eut un mouvement intellectuels d’une Guerre à l’autre – dite «Ecole autrichienne» – dont les champions bondiraient en entendant la bonne volonté de Volker Türk sur «l’unité des droits de l’homme»: unité contre nature et qui fait mettre sur le même pied les excès chauvins à l’Est et un lapsus sur «l’invasion de migrants» à l’Ouest. Les «Grandes Invasions» du Premier Millénaire furent le fait de peuples affamés, et l’Histoire ne voit pas d’insulte dans cette terminologie. Les guerres – sauf attaque surprise – commencent par celle des mots… surtout si on les croit porteurs de Bonnes Nouvelles. Aux formules de bienséance du Palais Wilson s’ajoutent ces jours des couacs de comm’ à la Croix-Rouge: pour la table ronde sur l’emblème numérique de la Croix-Rouge Internationale, ce fut le service de sécurité qui sut dénouer les malentendus du service de communication. Une communication qui par ailleurs se mélange les pinceaux entre la sympathie pour Assange et les dommages du piratage. Quant à l’emblème en ligne, au-delà des croix ou des croissants, il vise le statut d’auréole face aux pirates. Mais plus encore que du temps des Croisades, tout le monde se dispute les auréoles désormais: «Nous vivons dans un monde fragmenté, et même une «blockchain» ne saurait rendre notre emblème intouchable… car la «blockchain» exige un consensus».

Le «schmilblick» est-il un
programme politique?

Renart est-il exploiteur ou opprimé? Notre monde veut plus que jamais le Bien, mais sait moins que jamais quelle est sa face: faute de pouvoir encore peindre l’Avenir Radieux, les gens du «bon côté» dénoncent toujours le «Grand méchant loup», mais en termes plus vagues: quand on demande à Renart quelles poules il chassait la nuit, il répond que «ce n’est pas ce genre de questions qui font avancer le «schmilblick»». Renart entre en grâce de ses faibles victimes en jouant des tours aux grands, comme l’Ours Brun et l’Oncle Ysengrin: le double jeu de Renart est la trame de toutes les luttes sociales.

 

Boris Engelson