Les Kogis, l’un des peuples de la Sierra Nevada (Colombie), vont réaliser «un diagnostic de santé territorial» du Bassin genevois et du Rhône…

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Des Indiens colombiens étudient le territoire genevois

Réenchanter le vivant grâce au spirituel

12 Jan 2022 | Articles de Une

Faire confiance aux Kogis, l’un des peuples de la Sierra Nevada (Colombie), pour réaliser «un diagnostic de santé territorial» du Bassin genevois et du Rhône peut sembler insolite. Et pourtant: la convergence de deux modes de connaissance, à savoir la vision holistique et l’approche analytique, est une richesse qui mérite d’être explorée. Genève, de par son rôle de carrefour de rencontres, est prédestiné pour ce dialogue fondateur d’une nouvelle manière d’être au monde.

En 2018, les Kogis expriment le souhait d’aider les Occidentaux en retour, car en 25 ans, l’association Tchendukua leur a restitué plus de 2000 hectares de terre. Leur proposition est de réaliser un diagnostic croisé de santé territorial, sous forme d’observation d’espaces et de dialogue entre scientifiques occidentaux et autorités traditionnelles Kogis. L’objectif visé: enrichir notre représentation du réel et retrouver l’alliance avec la ‘mère’ terre qui nous porte et nous fait vivre. Après une expérience préliminaire réalisée en 2018 dans le Diois (Drôme), Genève est choisie par les Kogis pour accueillir ce diagnostic, une première mondiale. Le projet est parrainé par des personnalités telles qu’Edgar Morin, Pierre Richard, Gunter Pauli, René Longet, Philippe Roch, Lisa Mazzone ou Ruth Dreifuss.
La démarche a été officiellement lancée à l’automne dernier au Collège et Ecole de Commerce André-Chavanne (Genève) lors d’une soirée passionnante, organisée par Geneviève Morand, présidente d’honneur de Tchendukua Suisse. Une occasion mêlant informations et récits, avec des invités de choix, dont un représentant Kogi présent par vidéoconférence depuis la Colombie. Dans l’auditoire, le public de tout horizon, parfois venu de loin, ainsi que les élèves du secondaire sont restés attentifs d’un bout à l’autre des deux heures trente qu’a duré l’événement. Curiosité pour la diversité culturelle ou envie de se défaire de ses modèles de pensée? Les motivations sont multiples, relève Bernard Debarbieux, professeur et doyen des Sciences de la Société à l’UNIGE, et cela faisait bien longtemps que l’on souhaitait faire dialoguer les cultures. Une démarche pourtant pas si simple, malgré les bonnes intentions qui animent les participants.

Apporter un supplément d’âme

Tout commence il y a 30 ans, lorsqu’Eric Julien, jeune coopérant, est sauvé d’un œdème pulmonaire par des habitants de la Sierra Nevada en Colombie. Il repart avec cette promesse: rendre des terres au peuple Kogi (environ 25 000 personnes) qui n’y a plus accès – chassé par les vagues successives de colonisation – afin que celui-ci puisse perpétuer sa tradition forte de 4000 ans. A son retour en Europe, Eric Julien fonde l’association Tchendukua, dont l’action repose sur deux piliers: l’achat de terres et le dialogue avec les Kogis, l’une des plus grandes sociétés précolombiennes du continent sud-américain. Ce travail patient de reconstitution du territoire a permis la régénération de la forêt, la réinstallation de familles et de villages, et de façon plus large, la perpétuation d’un mode de vie. Par ailleurs, un dialogue a été établi grâce à la venue régulière de délégations Kogis, dispensant des centaines de conférences à travers la francophonie, et donnant lieu à un foisonnement d’articles, de livres et de films. Qu’est-ce qu’un territoire vivant? Qu’est-ce que le corps territorial? Comment en prendre en soin? Quel est le rapport entre santé spatiale et santé humaine? Autant de questions qui interpellent chacun de nous.
Initialement agendé en 2020, le programme «Réenchanter le vivant» aura lieu en 2022-23; la première rencontre a permis de poser les fondamentaux et d’échanger entre scientifiques et Kogis. Sur cette base, le diagnostic proprement dit s’effectuera dès l’an prochain, selon les thématiques et les sites définis. René Longet, politicien genevois et pionnier de l’écologie dans les années 1970, explique: «Ce regard croisé permettra de revisiter notre territoire et de retrouver l’équilibre entre l’humain et la nature, entre les hommes et à l’intérieur de nous-mêmes. Car le dérèglement du monde, c’est avant tout notre propre dérèglement». Pour les indiens Kogis, nous n’arriverons à rien si nous continuons à gérer les problématiques environnementales et climatiques uniquement sur le plan matériel, sans y ajouter une dimension spirituelle. «Vous devez respecter les lois du territoire, ainsi que les énergies invisibles!», conseillent-ils à nos autorités politiques et administratives, en insistant sur la place à redonner à la nature. Selon les populations autochtones de la Sierra Nevada, les mêmes principes régissent l’univers, l’espace et le corps humain. Ils perçoivent le monde selon une vision analogique et holistique, les connexions entre les éléments/organismes étant essentielles; le territoire est un réseau planétaire composé de lieux (mais aussi de personnes/ancêtres) sacrés. Il faut donc le nourrir et le soigner. Le mot «tchendukua» veut d’ailleurs dire plusieurs choses: tremblement de terre, glissement de terrain, réchauffement climatique…mais aussi l’énergie qui vise à rééquilibrer le monde.

Une première rencontre qui a permis de poser les fondamentaux et d’échanger entre scientifiques et Kogis.

Les sens en éveil

Quelle est la démarche envisagée entre scientifiques de diverses disciplines (naturalistes, géographes, anthropologues, médecins, etc.) et les indiens Kogis? Il s’agit tout simplement de se promener dans la nature, d’observer et de ressentir de manière très fine les éléments qui nous entourent. Ceux qui ont participé au prototype réalisé dans le Diois relatent que les Kogis ont des moyens de perception qui semblent exceptionnels à nos yeux; le diagnostic qui en découle est instantané et fiable, une multitude de critères étant intégrés et synthétisés très rapidement. Par exemple, les invités Kogis ont ainsi perçu intuitivement que des pins noirs d’Autriche n’avaient pas leur place dans la Drôme et qu’ils étaient même nuisibles. Ce que les naturalistes européens ont confirmé: cette essence d’arbres a effectivement été importée au début du XXe siècle, afin de reboiser les terrains de montagne. On réalise aujourd’hui que ces plantations sont néfastes pour les milieux naturels dans lesquels elles se trouvent (acidification des sols rendant difficile la croissance des sous-bois). Transmettre ce savoir – qui est de l’ordre du ressenti – ne peut toutefois se faire que difficilement par le biais de la parole. C’est pourquoi les équipes de Tchendukua ont recours à l’art et à la cartographie «sensible» (représentation spatiale réalisée avec des dessins et croquis).
Sans nier la nécessité avérée de trouver des solutions au mal-être de notre monde, Bernard Debarbieux en appelle à la vigilance, afin d’éviter tout rapport dissymétrique («nous apprenons des Kogis»). La connaissance est une construction collective, dit-il. En conclusion, l’homme de l’Université de Genève s’interroge sur «le droit à l’opacité» des peuples oppressés, c’est-à-dire l’acceptation de l’irréductible altérité, l’inintelligibilité réciproque. Finalement, plutôt que de vouloir se comprendre à tout prix, ne suffirait-il pas de se croiser – comme le suggère d’ailleurs le diagnostic – pour générer des étincelles?

 

Véronique Stein

www.tchendukua.ch