Faut-il payer Pise pour copier sa Tour?

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Propriété intellectuelle

Plus propriétaire ou plus intellectuelle?

17 Août 2022 | Articles de Une

La tradition est-elle une innovation… durable? Ce genre de questions – qui concerne tout un chacun dans tous les actes de la vie – vient à l’esprit quand on suit pendant une bonne semaine les réunions de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Car entre les brevets d’inventeur, les droits des artistes, les appellations de produits ou les savoirs autochtones, on est dans des logiques contraires mais ayant chacune sa légitimité… limitée.

«La propriété intellectuelle, dans notre société, n’est pas populaire», admettait un des tenants du système. Ça dépend laquelle, car si les brevets des vaccins sont vus comme un abus des fabricants aux dépens de la santé publique, les fortunes colossales d’artistes sont perçues comme le prix mérité du talent. «Les gosses, eux, ont un sens inné des droits du créateur: mon fils fut outré, un jour qu’il s’était fait chiper en ligne un dessin, et il ne cessait de crier: C’était mon œuvre!». Mais autant calmer l’enjeu émotionnel: la propriété intellectuelle a une durée limitée.

Un coût de génie

Pour illustrer la propriété intellectuelle, le mieux est de revenir à l’imagerie d’époque: le Professeur Tournesol méritait sans nul doute de quoi se payer un cornet acoustique, fût-il en or; c’est par le même mérite qu’un Edison ou un Bell a bâti son empire; et le «Système Ochsner» des poubelles était encore mieux blindé que le «Topaze» de Pagnol. Mais assez vite, on bute sur des ambiguïtés: les découvertes en science pure donnent une chaire au Poly, ou un prix chez Nobel… mais pas un brevet. Pis… en math, science qui a fait la une cet été: quand un matheux obtient la Médaille Fields, on lui fait un pont d’or de toutes parts… moins pour le progrès des maths que pour la gloire de l’Uni… Même Macron lui a donné la légion d’honneur, histoire de rappeler qu’il était français.

La Genèse… invention ou création?

Le droit d’auteur, lui, est assis sur d’autres paradoxes: c’est moins la création originale qui est protégée que le piratage qui est combattu. Tout cinéphile l’a remarqué… les films font maints emprunts à ceux qui les ont précédés, et les musiciens ont plagié sans gêne les danses hongroises et autres mélodies populaires. Ce qui se paie cher (en amende), c’est quand on montre un film, chante des tubes, copie des articles ou vend des romans sans payer les «royalties». Pour le reste, on peut piller les pensées mises sur le papier, et même reprendre les néologismes des poètes. Quant au droit d’auteur des architectes, il est bien sûr… composite.

L’or a une odeur… de sainteté

Autre ambiguïté avec les appellations géographiques comme le gruyère ou le champagne, ou avec la culture indigène comme l’Enola: protège-t-on l’innovation ou la tradition… qui certes fut une invention du temps de Noé? Dans ces derniers cas – la création artistique et le folklore populaire – on flirte avec le droit des marques qui table sur le chic. Ce n’est pas pour rien que Paris reste la capitale de la mode, même si la Jamaïque et des pays d’Amérique latine ont profité du sommet de l’Ompi pour se faire un nom. Le secret de Fiat ou Ford tient sans doute aussi à la magie des marques: même si une auto est surtout l’œuvre de sous-traitants, les firmes qui tiennent le marché restent en nombre limité. Et Rolex, Rolls ou Dior passe le gros de son budget à lustrer son label ou soigner son logo.

Un actif «intangible», ça aide à «toucher»

Tout ça pose à la longue la question de la légitimité de cette propriété immatérielle: quel était au juste le statut de Tournesol… le «www» public était-il brevetable… et la «rocket science» est-elle – au fond – banale? Quant aux logiciels, quand cette industrie prit son essor, on dut les mettre sous le droit d’auteur tant «l’invention» y est floue, en général. La propriété intellectuelle est en partie une machine de guerre: pour une jeune boîte, c’est un «actif» à brandir pour lever des fonds (et pour les juristes, une mine d’or). Et pour le droit, c’est une Boîte de Pandore: une «intelligence artificielle» peut-elle déposer un brevet… et quid des nouveaux espaces de la blockchain et du métavers?

Le cactus est plein de jus

Bref, quand les citoyens se dorent au soleil, la Genève Internationale planche sur la propriété intellectuelle à l’Ompi, sur le droit des armes autonomes à l’Unidir et sur les échanges à l’Organisation du commerce. Mais cette année, c’est l’Ompi qui a fasciné ce journal, et ses acteurs n’y sont pas pour rien. En Espagne, le chef des brevets – étoile d’une des tables rondes – est un… historien; en Slovénie, une… ethnologue, passée du libre accès au droit d’auteur. Et le grand patron de la maison – un Chinois de Singapour, encore jeune – poursuit sa formation continue en se faisant tout petit au moindre atelier. La plus sèche vue du dehors, cette agence s’avère – expérience faite – la plus vive au-dedans.

Le droit d’auteur des grandes illusions

Malgré ses abstractions juridiques, la propriété intellectuelle est le miroir de toutes les ambitions humaines. Et de toutes les illusions: «Non… nous ne savions pas qu’il y avait en Suède un «Museum of Failure», ont admis des panélistes qui venaient de pérorer sur le stigmate de l’échec; «faisons-le venir ici semer sa bonne parole». Pour le caser le temps d’une saison, autant «créer» un Salon de la propriété intellectuelle, quitte à mettre celui des inventions dans le coup: vite… avant que le Savoir et l’Ethique rejoignent la collection des échecs. Anecdote qui en dit long: le film de Jean Renoir «La grande illusion» a repris un titre de Norman Angell… car «il ne dit rien de précis».

 

Boris Engelson

 

Pour en savoir plus

Hors www.wipo.int, on peut prendre du recul avec www.ip-watch.org; des revues sont tout entières vouées au sujet; et des livres traitent des thèmes sans cesse nouveaux de l’«IP».