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événement - 15e Journée du logement à Genève

Osons repenser l’habitat!

8 Fév 2023 | Articles de Une

Depuis les années 90, les Journées du logement sont organisées tous les deux ans par l’Office cantonal en charge du logement à Genève, dans le but d’approfondir un sujet en lien avec l’habitat. Le thème retenu pour l’édition 2023 – le logement de demain – est porteur d’espérance. Abordé par un panel d’experts, ce sujet permet une approche pluridisciplinaire: l’histoire, la sociologie et l’architecture offrent des pistes de réflexion aux architectes et constructeurs d’aujourd’hui. Retour sur quelques enseignements tirés de ce cycle de conférences qui s’est tenu à la Maison de la Paix (Genève) et a réuni 220 professionnels et acteurs de l’immobilier.

Les intervenants à la table ronde: Sandro Cattachin, Naïri Arzoumanian, Francesco Della Casa et Laura Mechkat.

Introduit par Antonio Hodgers, conseiller d’Etat chargé du Département du territoire, cet événement a été l’occasion de revenir sur la situation du logement à Genève et les enjeux sociétaux auxquels le canton devait faire face. Les qualités des nouvelles constructions et de leur environnement, ainsi que le bien-être des habitants étaient au centre des discussions de la journée. «C’est en sachant d’où l’on vient que l’on peut concevoir l’habitat de demain», a lancé d’emblée l’architecte cantonal Francesco Della Casa, avant de retracer l’histoire de la demeure, des premières constructions réalisées avec des branches d’arbres et de la terre agglomérée à celles d’aujourd’hui. Dans sa conférence1, il repère les permanences ainsi que «quelques alertes» à prendre au sérieux. Le sociologue Sandro Cattacin (professeur à l’Université de Genève) – qui interviendra plus tard dans la matinée – affirme que l’on devrait repenser la construction contemporaine en partant de l’habitation primitive. Cette dernière, bien que très simple dans son architecture, est complexe dans sa manière d’être inclusive (sans barrière ni espace privatif).

La ville des différences

Le passage de l’habitation simple à l’habitation différenciée est lié au renforcement des positions de classe (système patricien, système féodal, bourgeoisie urbaine, bourgeoisie industrielle). Le XIXe siècle marque l’émergence de l’individualisme, en lien avec l’idée d’intimité. L’habitation devient le miroir de soi et le symbole du statut social. Dès la fin du XIXe siècle, la distinction des pièces au sein des logements – devenue la norme pour la petite bourgeoisie – s’étend aux classes ouvrières. Progressivement, l’ensemble de la classe moyenne loge dans des appartements de conception similaire. Sandro Cattacin explique: «Le fordisme produit un modèle conservateur et moralisant de l’existence humaine, fonctionnalise la vie et l’habiter. L’hétérogénéité est considérée comme une déviance». Il faut attendre la fin des Trente Glorieuses pour voir apparaitre les critiques existentialistes, doublées d’une remise en cause de la planification urbaine et des modèles de construction standardisés.
Utopies et expériences communautaires de tout type foisonnent: retour au monde rural, colocations, habitations modulables, squats et coopératives… toutes (re)questionnent la sphère privée. L’intérieur et l’extérieur des habitations, l’entre-deux sont davantage perçus comme formant un tout. Les années 80 marquent un moment d’ambivalence entre éloge des différences et croissance urbaine/spéculative. Des mouvements viennent s’opposer au néolibéralisme, selon l’idée que la ville est un bien commun. Francesco Della Casa résume en indiquant que l’habitat, dans ses conceptions successives, a fondé la cité, participé au progrès social, renforcé le règne du marché. Cette domination marchande va toutefois de pair avec une réduction des contacts physiques.

L’entre-deux permet des degrés d’interactions variés.

A la recherche d’un nouvel
ordinaire

Si le modèle rationaliste du zoning des Trente Glorieuses est devenu obsolète, il perdure dans l’esprit de nombreux concepteurs. Il est grand temps d’imaginer de nouvelles manières d’habiter et de vivre la ville. Pour Sandra Cattacin, «le corps vulnérable – celui d’une femme âgée à mobilité réduite et souffrant de problèmes cognitifs – devrait désormais être la figure de référence dans la construction de logement et se substituer au «modulor» de Le Corbusier: l’homme d’un 1 m 83 – blanc et qui travaille, est devenu une minorité dans notre société». Pour le sociologue, la flexibilité dans l’habitat et la «dédifférenciation» de la ville sont des réponses à nos modes de vie actuels.
Laura Mechkat, architecte et membre de l’association «Habitat 4 générations» poursuit sur le thème de l’habitat inclusif et évolutif, en se basant sur un projet de recherche en cours lancé par la Confédération. Ce programme s’inscrit dans le changement démographique dû au passage de la société de trois à quatre générations, dont deux composées de retraités. L’équipe pluridisciplinaire cherche à définir un habitat – soit un prototype pour quatre générations – qui permettrait de concilier les divers besoins, en constante évolution, de la population et de l’individu. Afin de sonder les acteurs concernés, plusieurs enquêtes ont été menées, dont une auprès de professionnels de la santé, de proches aidants et de patients. Des barrières au maintien à domicile des personnes âgées/vulnérables sont énoncées, telles que l’absence de bancs, de commerces de proximité, le manque de lumière, les portes trop lourdes, les seuils difficiles à franchir, les baignoires dangereuses, etc. Ces limitations précipitent très souvent la mise en EMS des seniors – avec des coûts exorbitants – alors qu’ils pourraient rester chez eux moyennant de simples aménagements2.
Conduit par l’équipe de projet, un chantier participatif a mis en évidence, notamment, que le logement devait être un «facilitateur de la vie quotidienne» et non l’inverse… «Pour répondre à une évolution des usages et modes de vie, au changement des structures familiales et à la problématique du vieillissement dans notre société, l’habitat se doit d’être plus inclusif, plus résilient et favorisant les solidarités», souligne l’architecte. Le plan neutre, laissant un usage des pièces indéterminé (sauf la salle de bains et la cuisine), les cloisons amovibles qui permettent de transformer un appartement selon les besoins, les clusters – unités d’habitation privatives reliées par un espace commun – sont des solutions parmi d’autres. A l’échelle de l’immeuble, une pièce «joker», jouant tour à tour le rôle de chambre d’adolescent, de bureau ou d’accueil d’un visiteur, est une autre proposition intéressante.

Il faut arrêter de formater à outrance les lieux, avec comme conséquence l’exclusion.

Valoriser les espaces
intermédiaires

En référence à une recherche de terrain (2020-2022) et à l’exposition qui en a découlé (Pavillon Sicli/Genève, automne 2022), Naïri Arzoumanian, architecte et juriste, a présenté des ensembles de logements – notamment sociaux – où forte densité allait de pair avec qualité de l’habitat. La professionnelle montre que des formes bâties créatives permettent de répondre à la complexité de l’individu. Les passages et les traversées, tout comme les halls d’entrée, les cours, patios, coursives, terrasses plantées et jardins, jouent un rôle essentiel dans notre cadre de vie, puisque facilement adoptables par les usagers-habitants.
Ces espaces intermédiaires – qualifiés d’entre-deux – permettent des degrés d’interactions variés. Ni publics, ni privés, ni extérieurs, ni intérieurs, ils marquent la limite entre soi et les autres. «La pratique architecturale suisse des dix dernières années regorge d’objets architecturaux atypiques qui proposent une interprétation innovante et renouvelée de l’espace intermédiaire, que ce soit à l’échelle de l’habitat individuel ou collectif», indique Naïri Arzoumanian. Trois réalisations ont été sélectionnées pour illustrer cette richesse architecturale: Soubeyran à Genève, Casa Ex Parrocchiale au Tessin et Erlenmatt Ost à Bâle. Bien que ces projets soient radicalement différents, ils ont des points communs: pouvoirs publics engagés et contexte réglementaire favorable; procédures permettant le dialogue entre les acteurs; recherche pérenne de qualité et de rentabilité; et enfin, usagers investis, des prémices jusqu’à l’exploitation. Dans ces exemples, l’entre-deux représente le fil rouge; il est abordé non seulement de manière fonctionnelle, mais aussi comme porteur de sens.
Les intervenants à la Journée du logement concluent qu’il faut «arrêter de spécifier les espaces», de formater à outrance les lieux, avec comme conséquence l’exclusion. L’habitat évolutif demande toutefois un changement de paradigme: ce n’est plus l’habitant qui doit s’adapter à son logement, mais la structure à la personne. L’Adret, nouveau projet d’habitat évolutif pour seniors (HEPS) à Lancy/Genève illustre la volonté d’une société de longue vie inclusive. Ce lieu est conçu de telle sorte qu’il permette d’accompagner les personnes âgées jusqu’au bout de leur parcours de vie, tout en offrant des studios à loyers modérés à une trentaine d’étudiants, afin de favoriser la solidarité entre générations. En permettant aux seniors d’emménager une seule fois dans un logement adaptable au rythme de leur situation personnelle, le concept d’HEPS de L’Adret représente une innovation sociétale, dans les comportements et la manière d’appréhender notre rapport au troisième âge.

 

Véronique Stein

1. Voir l’ouvrage «A demeure», de Francesco Della Casa, paru en aux Editions Furor.
2. Notons que les IEPA (immeubles à encadrement pour personnes âgées), tels que ceux de la Fondation HBM de droit public René et Kate Block, constituent un «pont» appréciable et trop peu connu: la personne fragilisée ou simplement inquiète peut loger des années de façon indépendante, mais avec un encadrement, le départ pour l’EMS n’intervenant que lorsque cela est nécessaire. Voir notamment Le Journal de l’Immobilier Nos 8, du 10 novembre 2021, et 35, du 8 juin 2022, disponibles sur www.jim.media