Ces musiciens scandinaves semblent eux aussi sensibles au «Pourquoi moi?».

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hors champ

Maladie, accident ou malchance?

2 Oct 2024 | Articles de Une

Que faisait donc votre serviteur au congrès de l’Union internationale contre le cancer (qui vient de se tenir à Genève)? Ce type de forum est idéal pour un journaliste généraliste qui veut se tenir au courant d’un grand thème de la médecine sans se casser le nez sur un mur de technicité. Et si – dans le texte qui suit – on va un peu taquiner les experts sanitaires, c’est que les louanges – souvent méritées – se trouvent en abondance dans la rhétorique officielle (uicc.org, who.org). Officialité qui aime bien voir dans la «compassion» une notion «scientifique» par excellence.

«Make cancer history»: tourner la page du cancer… slogan à la fois plein d’espoir et un peu usé. La «guerre au cancer» a été lancée en grande pompe et à coups de milliards aux Etats-Unis il y a plus d’un demi-siècle. Depuis lors, des progrès bel et bien frappants ont été faits, mais par petites touches: la baguette magique qui eût permis de clamer «le cancer est vaincu» comme jadis le scorbut ou la variole, on ne l’a jamais trouvée. D’ailleurs, les chiffres se contredisent: sur une liste de l’Organisation mondiale de la santé, le cancer ne figure même pas parmi les dix plus grands tueurs, alors qu’une page de la Confédération le place en tête (sauf pour les jeunes)!

Les petites phrases
des grandes «org»

C’est d’ailleurs une statistique qui, audit congrès, se mordait la queue: sur une vidéo, on lisait que – preuve de l’injustice dont souffrent les démunis – «trois quarts des décès dus au cancer ont lieu dans les pays à revenu moyens et faibles». Pas étonnant, car – outre d’être mal lotis – lesdits pays forment quatre cinquièmes de la population mondiale. Certes, on peut chipoter sur les définitions encore plus que sur les chiffres, mais ce genre de slogans n’honore pas l’Organisation mondiale de la santé (à tout prendre, ceux du Global Fund – qui a «sauvé 65 millions de vies» – sont mieux orientés). A vrai dire, on ne trouvait guère d’experts de la maison au stand de ladite Organisation: ils étaient surtout affairés à clamer – au podium de la grande salle – leur solidarité avec les Palestiniens écrasés sous les bombes. Nobles cœurs… ou plutôt noble chœur: qu’on s’indigne de la politique sioniste à Gaza, c’est très humain; qu’à un panel sur la lutte contre le cancer dans la guerre, on n’invite aucun «humanitaire» d’Israël, c’est plus gênant.

On laissera les morts sous
le carreau

Venons-en à la «compassion» scientifique, illustrée par une séance vouée à la lutte contre la discrimination issue des préjugés. Un défilé de victimes et témoins a su émouvoir la salle; certains rescapés du cancer, qui se disaient – à juste titre – handicapés par leur passé face aux employeurs ou aux prétendants. Certes, notre société se veut solidaire: «On ne laissera personne sur le carreau». Mais ce slogan n’est-il pas encore plus vain que la méthode Coué, quand on est face à un mal qui – tant qu’on ne sait pas lui tenir tête – frappe à l’aveugle… et même les riches autant que les pauvres? «Pourquoi moi?», gémit un jour la victime d’une autre maladie sans merci: une mycose des poumons. Un chercheur américain – entendu au Campus Biotech en son temps – en a fait son objet de recherche: «Oui… je me suis demandé depuis lors pourquoi ce destin fatal tombait sur tel individu plutôt que tel autre. Et j’ai voué ma vie à cette question». Quand la réponse est mystique – au Sud, des victimes d’accident se font chasser du village comme «maudits» -, c’est de la discrimination. Au Nord, faute de réponse scientifique, on invoque les «déterminants sociaux» et on temporise avec la couverture d’assurance. Mais est-ce du «préjugé» qui «stigmatise» de ne pas choisir – pour gérer des tâches en flux tendu – une personne qui elle-même annonce qu’elle doit suivre une chimiothérapie à mi-temps avec issue douteuse; ou d’hésiter à l’épouser pour fonder une famille très vite orpheline? Le monde pourrait-il tourner sans cet égoïsme ordinaire qui nous protège de la «malchance» d’autrui?

 

Boris Engelson