Sophie Delhay et Jacques Lucan ont rassemblé un large public au Pavillon Sicli.

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Habitat collectif

L’urgence de réinventer la liberté spatiale

14 Déc 2022 | Articles de Une

Ouvrant le nouveau cycle de conférences organisé par la Maison de l’Architecture (MA) et l’Association Pavillon Sicli, les architectes Jacques Lucan et Sophie Delhay sont revenus, le 6 décembre dernier, sur les notions de l’habiter et du vivre ensemble. A l’heure où la notion de domesticité traditionnelle vacille face à nos nouveaux modes de vie, ils ont mis sous la loupe une question centrale: comment sortir de la typologie particulièrement rigide qui caractérise l’habitat collectif?

Professeur honoraire de l’EPFL, à Lausanne, et des Ecoles nationales supérieures d’architecture, en France, Jacques Lucan, architecte et historien, est l’auteur de plusieurs ouvrages importants, dont «Habiter. Ville et architecture» (EPFL Press, 2021). Installée à Paris, Sophie Delhay, élue Equerre d’argent 2019 pour la résidence dijonnaise «La Quadrata», a fait du logement collectif, auquel elle s’adonne exclusivement depuis dix ans, un terrain d’expérimentation fertile.
Au cœur de leur réflexion: comment dessiner un logement qui, à la fois, conviendrait à tous, et qui, dans le même temps offrirait à chaque habitant la possibilité d’exprimer sa personnalité, son individualité, tout en s’adaptant à nos différents modes de vie et à leur évolution?

Des plans paralysés

«Le logement collectif tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses différentes pièces, est une invention de la toute fin du XIXe siècle et qui, avec le développement urbain, s’est imposée partout en Europe, observe Jacques Lucan. On est dans un registre de production à dimension vernaculaire. Un vernaculaire moderne encore effectif». Revenant à son dernier ouvrage qui dresse un état exhaustif des théories, idéologies et projets qui ont traversé le siècle, il constate que la typologie du logement, malgré certaines expérimentations radicales, a été et reste caractérisée par sa rigidité. «Un modèle difficile à remettre en cause, car les modes d’habiter se situent dans une longue durée anthropologique, et leurs évolutions sont lentes, bien qu’elles s’accélèrent depuis quelques décennies. On a beau dire que la famille n’existe plus, mais éclatée ou pas, elle perdure dans la forme du logement, en particulier du point de vue de l’idée de communauté qu’elle propose. Et on n’a pas encore trouvé comment faire sans les pièces. On peut les assembler de diverses façons, mais on revient toujours au plan paralysé. Quant à la forme et au dispositif des bâtiments, ils sont quasi systématiques: des barres ou des plots, une cage d’escalier, des appartements traversants, la zone de nuit d’un côté, la zone de jour de l’autre». Au nombre des concepts plus marginaux qui ont plus récemment traversé le siècle, Lucan cite notamment le logement en duplex, dont l’Unité d’habitation de Marseille de Le Corbusier (1945-1952) est l’iconique référence. «Un modèle qui a connu ses heures de gloire dans les années 1970-1980 et dont la cote a chuté, tout comme celle des logements intermédiaires, certainement pour des raisons économiques».

«Un projet doit toujours être plus que la stricte réponse à un programme». Sophie Delhay, architecte.

Architectures libératrices

Redéfinir la signification de la pièce et de son usage, repenser l’individuel et le collectif dans la distribution du logement apparaissent indispensables pour répondre aux besoins de notre société actuelle. «Le confinement a mis en lumière les maux de l’habitat, figé, peu ouvert sur l’extérieur, relève l’architecte. Le manque d’espace privé est devenu insupportable. Il le reste aujourd’hui avec le télétravail qui se développe à grande échelle. Plus fondamentalement, le besoin de solitude que nous avons tous n‘est pas pris en compte dans la conception des logements».
Et Lucan de saluer des architectures libératrices, comme celles du duo français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, prix Pritzker 2021, dont les projets, depuis 1987, ne cessent de défendre l’esprit d’ouverture, l’espace maximal et sa flexibilité d’appropriation. Et même lorsqu’il s’agit de rénover un patrimoine des années 1960, souvent jugé hâtivement médiocre. Symbole récent de leur philosophie, la réhabilitation d’une cité HLM à Bordeaux, qui a permis d’ajouter en façade des jardins d’hiver donnant sur un balcon, dilatant ainsi généreusement les surfaces des 530 logements. Le tout avec peu de moyens, selon leur concept du «cheap is more».

Symbole d’une évolution nécessaire. Les rêves, désirs, besoins individuels et collectifs sous un même toit (Andrea Branzi, Genetic Tales, 1998).

Une densité positive avec
Sophie Delhay

Très engagée, Sophie Delhay parvient, à force d’opiniâtreté, à insuffler du mouvement dans ce secteur tristement contraint et normé de l’habitat collectif. Elle le fait en défendant une vision double de la liberté. Celle que l’espace peut donner à son utilisateur et la liberté de conception que peut avoir un architecte, quitte à interpeller les maîtres d’ouvrage et en reformulant la commande d’un programme, afin que «les enjeux de la densité obligatoire se transforment en capacité à imaginer une densité positive». L’habitat est plus que le logement», poursuit-elle, illustrant son propos par un dessin d’Andrea Branzi comme symbole des rêves, désirs, besoins individuels et collectifs réunis sous un même toit.
Et s’il est vrai que «le spatial» peut changer «le social», l’architecte française en fait la preuve avec des projets audacieux, dont l’ambition n’est pas seulement de permettre une appropriation du logement, mais de proposer une partition de l’espace, travail éminemment architectural, qui permet d’être «ensemble, mais séparément». Qu’il s’agisse du projet «LoNa» – 55 appartements construits à Nantes en 2008 -, ou de l’immeuble-gradin «La Quadrata», à Dijon, primé en 2019, le scénario est une «mise en pièces». «L’unité du dispositif n’est plus l’appartement, mais la collection de pièces carrées, de taille identique, sans hiérarchie et sans usage prédéterminé, qui le compose. Seules la cuisine et la salle d’eau sont des espaces attribués». La solution qui permet de créer des paysages architecturés très compacts multiplient les situations possibles, laissant à l’habitant le choix de créer sa propre typologie. Dans l’ensemble nantais, les pièces, réunies autour d’un jardin privatif, peuvent être juxtaposées, superposées, en vis-à-vis, doublées, associées, dissociées. Une pièce supplémentaire, de l’autre côté du jardin, fait office d’un «ailleurs chez soi». Dans la résidence nantaise, la délimitation des unités par des portes coulissantes permet une flexibilité à volonté. Dans tous les projets, les cours ou espaces communs assurent les relations de voisinage. Sophie Delhay est de celles et ceux qui démontrent que l’architecture de l’habitat collectif peut être stimulante et qu’elle peut inspirer des projets exigeants et généreux. A condition de ne céder à aucun automatisme.

 

Viviane Scaramiglia

GROS PLAN

Saison de conférences au Pavillon Sicli

 

La Maison de l’Architecture de Genève et l’Association Pavillon Sicli programment une série de conférences en duo.
La soirée du 2 février 2023 réunira Cynthia Fleury, philosophe et Eric de Thoisy, architecte.


Thème
: Le lien entre le soin et l’architecture.
A 18h30 – Entrée libre
Tout le programme sur www.ma-ge.ch

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