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FINANCE - Analyse

L’inflation est-elle vraiment jugulée?

1 Mai 2024 | Articles de Une

L’hydre de l’inflation, que l’on pensait ces dernières années à tout jamais éradiquée, a resurgi avec violence fin 2021, engendrant une spirale inflationniste qui a pris les économistes et les banquiers centraux par surprise. Malgré le déploiement de politiques monétaires agressives et une succession de hausses des taux d’intérêt directeurs – la plus rapide de l’histoire économique récente -, l’inflation est-elle vraiment jugulée?

Nous sommes entrés dans un cycle durablement inflationniste qui va conditionner nos modes de consommation.

Les marchés financiers, les économistes et les banquiers centraux ont envisagé ces derniers mois un retour à la normale de l’inflation autour de 2% par an. Qu’en est-il réellement? C’est l’objectif de cette réflexion, qui consiste à établir un état des lieux et envisager quelques scénarios prospectifs.
La «Tribune de Genève» du 28 décembre 2023, dans un article consacré à la hausse des prix à venir en 2024, nous a appris que les loyers augmenteraient en moyenne de 3%, l’électricité de 18%, les assurances maladie de 9%, l’abonnement général des CFF de 3,5%, la TVA de 0,4%, les tarifs postaux de 21% et les salaires en moyenne de 1,9%. La publication de l’indice des prix à la consommation aux Etats-Unis, depuis le début de l’année, a également mis en évidence la poursuite de la hausse des prix dans nombre de secteurs, obligeant les gouverneurs de la Banque centrale américaine (Fed) à tempérer leur optimisme.
L’inflation se définit comme une hausse généralisée des prix des biens et services dans une économie et, en corollaire, une perte de pouvoir d’achat pour les consommateurs. Tout un chacun comprend aisément que lorsqu’un bien se raréfie, quelles qu’en soient les raisons, le prix de ce dernier est amené à augmenter. Lorsque c’est l’ensemble des prix des biens ou services qui progressent, les causes sont différentes. En définitive, à l’échelle de l’histoire économique, il apparaît que l’inflation est à environ 80% du temps d’origine monétaire et à environ 20% la résultante d’une secousse exogène, à l’image d’un choc énergétique, par exemple.

Théorie de Friedman

Nous l’avons souvent évoqué dans nos différentes chroniques, la crise de la Covid a conduit les Banques centrales du monde entier à déverser des tombereaux d’argent dans le système bancaire et financier afin d’éviter un effondrement généralisé de nos économies, alors que le monde entier se confinait. Aux Etats-Unis, la masse monétaire au sens étroit M1, contrôlée par la Federal Reserve Board, a explosé au printemps 2020, bondissant de 4500 milliards à plus de 21 000 milliards de dollars. Une telle progression de cet agrégat monétaire n’avait jamais été enregistrée par le passé et a conduit à un scénario bien connu de la théorie économique classique, mis en évidence par le célèbre économiste Milton Friedman. Un excès d’offre monétaire injectée dans le système financier par rapport à la demande monétaire, qui peut être mesurée simplement par la croissance du Produit intérieur brut, va engendrer mécaniquement une appréciation des cours des actifs financiers.
En l’occurrence, nous avons assisté à la formation de l’une des plus importantes bulles financières de l’histoire récente et, par effet de ruissellement, à l’amorce d’une spirale inflationniste généralisée dans l’économie réelle, dont les chiffres cités en préambule en sont le reflet.
A partir de l’automne 2023, les marchés financiers sont devenus très optimistes concernant la maîtrise de l’inflation conjoncturelle et ils ont commencé à anticiper une détente des politiques monétaires restrictives menées par les principales Banques centrales du monde entier.
Le premier institut d’émission qui a amorcé ce cycle de détente est la Banque nationale suisse qui, grâce à un franc suisse fort sur le marché des changes et à une inflation importée faible, a pu profiter d’une fenêtre d’opportunité pour abaisser son taux directeur de 1,75% à 1,5%. Les statistiques qui seront publiées ces prochains mois concernant les principaux pays industrialisés confirmeront ou infirmeront les fortes attentes des milieux financiers concernant la maîtrise de l’inflation conjoncturelle.

Changement de cycle économique

Dans le cadre de cette réflexion, nous nous intéresserons aux grandes tendances qui se sont mises en place depuis quelques années et dont la crise de la Covid a constitué un accélérateur, une période qui marque pour nous un changement fondamental de cycle économique.
La dernière grande période d’inflation remonte à la fin des années quatre-vingt, début nonante. Nous paraphraserons la déclaration d’un gouverneur de la Bundesbank à l’époque: «Lorsque le génie de l’inflation s’est échappé de la bouteille, il est très difficile de l’y faire entrer à nouveau». En effet, dans les périodes durant lesquelles un cycle inflationniste se met en place et induit une spirale dite coûts/salaires, la politique monétaire ne suffit plus pour juguler la hausse des prix.
Dans une spirale inflationniste, chaque intervenant dans la chaîne de création de valeur tente de préserver ses marges de profit, qu’il s’agisse de l’industriel ou du commerçant; quant au salarié, celui-ci cherche à maintenir son pouvoir d’achat en demandant des adaptations de rémunération, au moins au niveau du renchérissement du coût de la vie, mesuré par l’indice des prix à la consommation. En définitive, pour casser cet engrenage infernal, il faudrait, en théorie, provoquer une forte récession et, en conséquence, induire une hausse du taux de chômage.
Notre pays est peut-être plus que d’autres confronté au phénomène dit des prix administrés. En effet, nous constatons des rigidités structurelles dans l’économie helvétique, qui se révèlent particulièrement négatives en période de hausse généralisée des prix. Dans un tel contexte, les premiers acteurs à augmenter leurs tarifs sont les grands organismes plus ou moins dépendants de l’Etat: régies publiques comme la Poste, les CFF, les transports régionaux, les pourvoyeurs d’eau, de gaz ou d’électricité. Ces entités, qui ne sont pas soumises à la concurrence du marché, sont généralement les premières à augmenter leurs tarifs.
A cela s’ajoutent les prix quasi administrés par l’Etat: les assurances maladie, dont les adaptations de tarifs sont examinées et approuvées par l’Office fédéral de la santé publique, ainsi que les loyers, qui sont mécaniquement et automatiquement corrélés à la hausse des taux d’intérêt hypothécaires lorsque la Banque nationale suisse augmente ses taux directeurs. L’observation récente de notre environnement et les chiffres rappelés en préambule de cette réflexion confirment notre démonstration; l’Etat, en matière de lutte contre l’inflation et de garant de la préservation du pouvoir d’achat de la population, se révèle être le plus mauvais élève de la classe.

Les facteurs structurellement inflationnistes

Quels sont les facteurs considérés comme structurellement inflationnistes? La mondialisation des échanges n’est certes pas terminée, mais la crise Covid a mis en évidence la fragilité des circuits logistiques. La hausse du niveau de vie et des coûts salariaux dans les pays, aujourd’hui émergés, associée à la nécessité de rapatrier des capacités de production dans les pays occidentaux, vont contribuer à une hausse structurelle des prix des biens et services. L’évolution de la démographie, entre le coût du vieillissement de la population et le manque de main-d’œuvre qualifiée, est structurellement inflationniste. La guerre en Ukraine a mis en évidence la nécessité urgente d’augmenter massivement les dépenses des Etats dans le domaine de l’armement; historiquement, ces périodes sont inflationnistes.
La transition énergétique indispensable pour faire face au changement climatique qui s’accélère tombe au plus mauvais moment du cycle économique et financier dans lequel nous sommes récemment entrés, car elle va nécessiter d’y consacrer des moyens financiers et humains extrêmement importants. Nous le vivons déjà et la population en a pris conscience, le changement climatique exerce une pression à la hausse sur le prix des produits alimentaires. Gels lors de floraisons précoces, inondations, longues périodes de sécheresse vont continuer de toucher durablement les prix des biens de consommation de première nécessité, ceux issus de la terre. L’exemple très récent de la flambée des prix du cacao en est la preuve. Enfin, nous citerons les coûts du transport international, qui sont restés trop longtemps trop bon marché et n’intègrent toujours pas, à notre avis, la composante écologique. On peut raisonner de la même manière à propos des prix de l’énergie que nos sociétés avancées consomment à foison.

Un changement de paradigme

Nous estimons que nous sommes entrés dans un cycle durablement inflationniste qui va conditionner nos modes de consommation et obliger les individus, mais aussi les Etats, dans la gestion des politiques publiques, à devoir faire des choix et à arbitrer. Nous ne pourrons plus tout nous payer en même temps. Les débats politiques sur différents sujets en cours nous montrent que personne n’y est préparé ni n’a, à ce jour, compris ce changement durable de paradigme. L’inflation conjoncturelle est momentanément sous contrôle, mais attention à l’inflation structurelle qui va nous frapper sur le long terme!

 

Olivier Rigot
Associé-gérant
EMC Gestion de fortune SA